Un tournage empêché
Mis en chantier juste après l’élection contestée d’Ahmadinedjad, Iranien a connu une genèse aussi longue que difficile. Dans le prolongement direct de Bassidji (2009), dans lequel il filmait les combattants de la Révolution, militants du régime iranien, Mehran Tamadon s’efforce de construire un dialogue avec des partisans de la République islamique. Sa volonté de filmer la discussion entre lui, Iranien athée, exilé en France depuis 1984 et des partisans du régime s’est heurtée à maintes réticences de la part de ceux qu’il a approchés. Plusieurs fois initié, plusieurs fois interrompu, le tournage s’est heurté à des participants qui refusaient de prendre pleinement part au dispositif ou allèrent jusqu’à mettre fin à l’expérience. Au cours des deux années de préparation du film, Tamadon a donc réfléchi aux conditions de possibilité de la mise en scène de ce dialogue, aboutissant à un tournage extrêmement resserré, respectant les trois règles du théâtre classique : unité de temps, (deux jours et une nuit), de lieu (la maison de famille du cinéaste près de Téhéran), et d’action (le dialogue entre lui et quatre mollahs).
Un dispositif au service de questions de forme
Le dispositif est d’une simplicité enfantine : le cinéaste accueille chez lui quatre mollahs dont il ne partage pas les idées pour réfléchir en commun aux conditions d’un « vivre ensemble » tout en mettant véritablement en pratique le fait d’habiter le temps d’un week-end, un foyer commun. L’espace de la maison lieu du partage de la vie quotidienne (préparation des repas, prières) et des débats contradictoires, sert la métaphore d’un lieu et d’un temps où le partage peut être envisageable en dépit des dissensions. Le parti pris du cinéaste est aussi simple que risqué : chercher chez son adversaire ce qui pourrait réunir plutôt que ce qui divise, mais aussi donner ses idées en pâture à la contradiction de celui qui ne les tolère pas. Difficile position qui l’expose aux critiques de tous bords : on peut lui reprocher aussi bien de donner une mauvaise image de l’islam en ne montrant que des partisans aux idées extrêmes, que de laisser se développer librement au cours de son film les arguments qui servent une lecture de la religion très fermée.
Mais dans ce dispositif minimaliste, le cinéaste ne questionne pas seulement le point de contact ou de hiatus concernant les différences fondamentales entre société laïque et religieuse (le port du voile, la liberté de la femme, la vie de couple, l’avortement). Il insiste également sur la mise en scène de la parole, le développement de la rhétorique et sur sa position de filmeur qui accueille dans son film un discours qu’il réprouve.
Il en ressort une réflexion où la visibilité du dispositif de mise en scène vient interroger la discussion dans sa dimension formelle : les moments où le désaccord achoppe et où les arguments se voient retournés de façon purement rhétorique importent par moments plus que les idées elles-mêmes. En hôte accueillant, Tamadon reste débonnaire en toutes circonstances, recevant les accusations de dictature intellectuelle que lui opposent ses contradicteurs sans se départir de sa jovialité. Cette position d’un cinéaste souriant face à son ennemi politique n’est pas sans rappeler la posture d’Avi Mograbi, insérant dans son film Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon (1997) des séquences où il questionne frontalement sa place de filmeur face au constat que les images qu’il tourne du leader israélien ne parviennent qu’à montrer comme sympathique un homme dont il voudrait critiquer les idées et méthodes. Respecter son opposant politique, accepter avec lui un dialogue ouvert à la contradiction, c’est prendre le risque de lui offrir une tribune, de voir ses propres idées tournées en dérision, de laisser dévier le débat en consentement, de donner un visage humain à la propagande. Les échanges sont ainsi toujours sur le fil de cette délicate limite entre complaisance et dénonciation. La question de ce point de partage est au cœur de la discussion, notamment lorsque l’un des mollahs affirme que tant que règne la République islamique élue par la majorité des Iraniens, nulle critique de ce régime ne peut être admise.
Le rêve de Candide
Le rêve d’une République partageable, où il serait possible de revendiquer le sentiment d’être iranien qu’on soit religieux ou athée, occupe certes l’essentiel du film. Pourtant, il tourne court, encadré par deux moments de parole du cinéaste qui expose en ouverture les obstacles à la préparation de ce film (interrogatoires, confiscation de son passeport), ainsi qu’une conclusion amère. Si Mehran Tamadon ne se départit jamais de son sourire, les difficultés rencontrées à l’élaboration de ce projet interdisent de considérer sa démarche comme relevant d’un pur angélisme. Ce cadre sans illusion à un récit optimiste amène à percevoir le film comme un conte philosophique, dans lequel le Persan élevé au pays des Lumières revêt le costume de Candide pour soumettre les présupposés de la société iranienne à un principe de table rase et pour utiliser comme arme (à double tranchant, certes) face aux conceptions d’une morale rigoriste, l’étonnement radical.