En 2006, 33 ans après la sortie de Berlin, Lou Reed rejoue l’album devenu mythique pour une mini tournée internationale. Son ami Julian Schnabel filme certains concerts. Sa relative sobriété, alliée à une grande sensibilité musicale, rend hommage au musicien. Mais le pilier et star (avouée) du film – pourtant pas convaincu sur les premiers morceaux – reste Lou Reed, roc lézardé mais droit, dont la voix emporte peu à peu toute la salle en commençant par les musiciens, jusqu’à lui-même, visiblement ému.
Dans les multiples déclinaisons des films musicaux, le concert filmé naît d’une nécessité : l’archivage. On pense forcément à l’illustre problème du « théâtre filmé », expression péjorative réévaluée par Bazin en 1951. Adapter une pièce demande une fidélité à son texte, c’est au langage cinématographique de la révéler, pas à elle d’être modifiée pour correspondre à ses exigences ou à celles de ses artisans. La comparaison du théâtre et de la musique à l’écran, strictement, n’est pas raisonnable. Et si le cinéma adapte le théâtre, un concert filmé se rapproche plus de l’enregistrement. Il n’empêche que certaines questions sont communes. Comment garder ou reproduire la force du spectacle vivant ? Faut-il chercher la fidélité en tendant à une pure captation ou mettre en scène pour hiérarchiser les sensations ? D’un côté l’archive, de l’autre le subjectif inventeur de formes. Là se pose le problème du spectateur : vient-il d’abord pour la musique ou pour le cinéma ? Il est probable, généralement, qu’il vienne écouter à l’écran, se ré-imbiber ou rattraper un concert. Le cinéma tente parfois d’autres approches, comme Werner Penzel et Nicolas Humbert autour de Fred Frith dans Step Across the Border, ou Van der Keuken, déjà immense en 1967, qui aborde le jazz par le quotidien de Ben Webster (Big Ben : Ben Webster in Europe).
Si le spectateur vient d’abord vivre un moment de musique, reste ensuite à rendre ce moment le plus intense possible et à lui conserver sa vérité. Le concert filmé se distingue ici pleinement du clip, virtuel par essence. Comme au théâtre – on n’y échappera pas – les gros plans, mouvements d’appareils et vues d’ensemble offrent au spectateur le don d’ubiquité. Le problème est alors que plus le réalisateur cadre serré, plus il oblige le public à suivre son regard. Lieu commun du cinéma dont l’incidence peut ici être très frustrante et auquel Schnabel échappe relativement par une grande sensibilité à la musique. Quel fan n’a jamais rêvé de revoir le concert de Led Zeppelin The Song Remains the Same en un cadre unique des mains de Jimmy Page ? Quel autre sans que l’image ne quitte John Bonham ?
De nombreux concerts filmés forment un pan de mémoire de la musique, il serait vain de les citer, même s’ils sont peu vus et encore moins en salle. Récemment on se souviendra du Block Party de Michel Gondry, joyeux et frais mais qui tranchait dans la musique pour s’ouvrir à l’organisation du spectacle, en attendant les travaux de Scorsese sur George Harrison et sur les Stones (Shine a Light). Ici rien à voir avec une mode, même si le nombre de biopics, inégaux, croît.
Long et pourtant trop rapide détour pour revenir à Lou Reed et à son ami Julian Schnabel. Berlin est un des immenses chefs d’œuvres du monolithique chanteur des Velvet Underground. Sorti en 1973, il est le fruit d’une intense collaboration avec le producteur Bob Ezrin. Berlin n’est pas conçu comme une suite de chansons mais raconte une histoire, concept déjà utilisé par Gainsbourg deux ans plus tôt dans Histoire de Melody Nelson. Lou Reed, gorgé de drogues et entouré de ses noirs fantômes, raconte la fin du couple de junkies fictifs Jim et Caroline. La traduction des textes aurait pu permettre de suivre leurs aventures jusqu’au suicide de Caroline mais le film de Schnabel n’est pas sous-titré. A l’époque, l’album est un échec commercial et critique. Peu à peu, il devient l’un des jalons dans la carrière de Reed et dans l’histoire du rock. En 2006, une tournée permet au musicien de rejouer son album tel quel, augmenté de la voix discrète de l’impressionnant Anthony. De jeunes choristes forment le chœur, les instruments nécessaires au lourd combat d’un Berlin symphonique et coloré contre les cris lancinants des guitares électriques sont tous là. Et Lou Reed, d’abord froid derrière un visage buriné, conquérant peu à peu le souvenir de son œuvre, fantôme au corps zébré des stigmates d’un passé qu’il fait revivre jusqu’à la merveilleuse scène où ses yeux paraissent s’embuer, où ses mains tremblent en chantant Caroline Says II.
S’il est dans ce texte aussi peu question de Julian Schnabel, c’est – tout à son honneur – qu’il sait effacer de son film une grande partie des exagérations visuelles qui pesaient tant sur la mise en scène de Le Scaphandre et le Papillon. Hormis lorsqu’il laisse le champ libre au film de sa fille Lola, pauvre matérialisation du récit de Berlin projeté au fond de la scène (on y voit Emmanuelle Seigner danser, errante), la sobriété de sa mise en scène sert le concert. Sans montrer le public et la salle, nous plaçant du même coup avec lui, il parvient à se faire oublier au point qu’il arrive d’esquisser machinalement un applaudissement à la fin de certaines chansons. Le visage de Lou Reed, que cadrent très souvent les caméras, reçoit la puissance des sons et les vagues d’émotions qu’elle produit brise peu à peu le masque de son inexpressivité. C’est aussi une habile et discrète mise à distance de la période Berlin, les rides et le souvenir d’un artiste rescapé qui accepte un plongeon dans le temps mais refuse avec fierté tout mimétisme. Superbe.