Le Rêve de Cassandre, dernier film de Woody Allen tourné une nouvelle fois en Angleterre, divise la rédaction : poseur et cliché pour les uns, le film est une brillante réflexion sur la liberté humaine pour les autres.
[POUR] Soi-même comme un autre (par Ariane Beauvillard)
Woody Allen est resté en Angleterre et c’est tant mieux. Après sa tragi-comédie géniale, Match Point, et sa comédie pure, Scoop, voici un troisième volet très différent des deux autres, dans ses obsessions, dans ses catégories, bien qu’il conserve la même « simplicité » tranchante si excitante et si troublante. L’erreur serait de voir en ce Rêve de Cassandre une sorte de suite, voire de conclusion. Pourquoi une erreur ? Tout simplement parce que le propos de ce film est très différent des deux opus cités. Comme souvent, Woody Allen s’intéresse bien moins à fresque sociale ou narrative qu’à sa peinture humaine. Et ce centre si profond, si étrange qu’est l’homme, est l’occasion d’un nouveau développement allénien passionnant.
Le Rêve de Cassandre n’est pas un film parfait : il tâtonne dans ses débuts mais l’on comprend rétrospectivement que cette apparente langueur est essentiellement là pour troubler, pour conduire sur un mauvais chemin. Woody Allen n’est pas un moraliste, c’est un conteur qui donne à voir et donne à penser. En vrai tragédien, Allen ne filme pas la mise en image du jugement d’un auteur omniscient qui prévaudrait sur la fiction, mais celle d’un destin, d’un enchaînement d’événements qui contient toutes les étapes (les actes ?) d’une tragédie : l’introduction dans laquelle Woody Allen pose un cadre social, puis la rencontre avec l’être perturbateur, l’action majeure, les conséquences de l’action, et enfin, le dénouement « logique ». Notre réalisateur place donc son action entre Londres et une banlieue lambda, et surtout entre deux frères, Ian et Terry.
Ayant grandi dans une petite maison payée par un oncle d’Amérique, Howard, les deux fils d’une famille ouvrière (le père possède un bar en faillite financière, la mère s’occupe du foyer, telle Vesta) ont grandi dans un schéma oppressant : Ian doit réussir car il est le cerveau, Terry est gentil, fidèle, mais moins doué que son frère. Sa place de mécanicien dans un garage lui était donc naturellement dévolue. Au départ, les différences, les oppositions ont été modelées par une classe sociale, mais il serait bien naïf de penser que notre Woody (inter) national ait voulu faire un film descriptif, ou, pire, un film politique… Le Rêve de Cassandre est une tragédie moderne, genre qu’Allen avait déjà approché dans Maudite Aphrodite et Melinda et Melinda notamment, et qu’il référence clairement dans ce film avec des dialogues et des personnages qui pourraient fonctionner comme des marionnettes d’Eschyle et d’Euripide.
Mais Woody Allen n’est pas un fataliste, c’est un humain. Il plonge donc dans l’humanité la plus profonde et le questionnement premier : l’homme sait-il se servir de sa liberté ? Est-il vraiment libre ? On passe par la tragédie grecque pour la construction narrative, et par Woody Allen pour la réflexion : ainsi Terry boit, joue, représente a priori la médiocrité parfaite et Ian tente de participer à la création d’hôtels à Los Angeles, parti, là encore a priori, pour commencer une carrière commerciale plus brillante que celle de son frère. Comme on ne construit pas un château en Espagne sans sable, il leur manque des financements. Et Méphistophélès arrive, en la personne de l’oncle riche, généreux mais avec des casseroles juridiques, et surtout un pacte : lui sauver la mise (par le crime) en échange de la réussite.
Terry et Ian ne sont donc pas des marionnettes : ils ont un choix à faire, une morale à choisir, et font, en quelque sorte, le choix du reniement d’eux-mêmes. Woody Allen nous dit ainsi que c’est l’épreuve de la liberté qui définit un homme bien plus que sa classe sociale ou ses amis/amants. Ian rencontre ainsi une actrice qui aurait pu être le démon tentateur, la pulsion meurtrière et qui n’est en fait que le reflet de son amant, celui de la vraie médiocrité. Angela est belle, drôle, charmante, mais elle est idiote : elle ne comprendra jamais ce qui se passe ; alors que Kate, la fiancée de Terry, s’inquiète, pressent, appelle au secours. Sans aller jusqu’à dire que l’intelligence chez Allen est celle du cœur, on constate que l’image du couple dans son œuvre a beaucoup évolué. Du couple comme moteur de la discorde et de la réconciliation, on est passé à un « qui se ressemble s’assemble » plus pessimiste. Il ne s’agit évidemment pas de diminuer le rôle de la femme, bien au contraire, mais de le développer comme un révélateur des sentiments masculins. Dans l’interprétation, on n’aurait d’ailleurs (notamment depuis le très vide Miami Vice) pas donné cher de la peau de Colin Farrell, qui est tout aussi époustouflant qu’Ewan McGregor : tous deux, comme la pléiade de seconds rôles qui cadrent l’action et les deux hommes, rendent convaincants leurs personnages en les nuançant, en ne les rendant jamais vraiment adorables, jamais vraiment détestables, et ce, jusqu’au bout.
Les renversements scénaristiques et humains sont une bonne part de ce Rêve de Cassandre : nom du bateau que la fratrie achète en début de film, il annonce, comme Cassandre, le cercle vicieux de leur alliance. Ian et Terry ne représentent pas le Bien et le Mal, mais la conscience innée et la conscience tardive : alors que l’un ne pourra jamais vivre avec son choix, l’autre découvre bien trop tard que sa liberté l’a mené à la déchéance, et qu’il ne pourra pas suivre son choix éternellement. Le Rêve de Cassandre est passionnant à plusieurs titres : tout d’abord, comme dans Match Point − et la comparaison est, cette fois, valable − Woody Allen a délibérément choisi la simplicité de cadre, très tranchante, très cruelle, qui forme un drame humain édifiant : ses personnages sont également très simples, chacun a sa place, et l’on décernera une mention spéciale aux rôles des parents, très émouvants dans leur conquête saine de la vie. Au fil de sa réflexion, Allen n’est jamais manichéen, n’est jamais démonstratif : Le Rêve de Cassandre n’est ni du prêt-à-penser ni du Woody Allen un brin trop « woodyallénisant ». C’est un jeu. C’est une fable. Bref, c’est du cinéma, intelligent de surcroît.
[CONTRE] Match nul (par Fabien Reyre)
Le nouveau Woody a l’allure de Match Point, mais reste bien en deçà de la complexité et la maîtrise du chef d’œuvre du cinéaste. Quelques bonnes idées par-ci, de bons comédiens par là… On aura beau faire quelques efforts, ça ne suffit pas : quelle déception ! On l’a souvent entendu, ou lu, ou même dit : même mineur, un film de Woody Allen reste supérieur à la plupart des films qui sortent chaque année dans les salles. Son retour en grande forme en 2005 avec Match Point, confirmé par l’irrésistible fantaisie de Scoop l’an dernier, laissaient augurer du meilleur pour ce Rêve de Cassandre qui vient clore sa trilogie londonienne, en attendant de nouvelles inspirations dans les rues de Barcelone pour son prochain projet. Las, l’indulgence a des limites : très inégal, ce thriller tente désespérément de renouer avec la grandeur de Match Point mais peine à en effleurer la dextérité, malgré quelques idées intéressantes. Un coup pour rien.
Reconnaissons tout de même à Woody Allen le génie des castings improbables et excitants : Ewan McGregor et Colin Farrell en frères à la vie à la mort, l’élégance du premier alliée à la brutalité du second, voilà une idée réjouissante qui vient agréablement contrebalancer l’absence de Scarlett Johansson qui, en à peine deux films avec le cinéaste new-yorkais, semble avoir toujours fait partie de son univers. L’alliance des deux comédiens est d’autant plus intéressante qu’elle est mise au service de l’exploration d’un milieu social plus proche de Ken Loach que de James Ivory. Pas question ici de haute société anglaise et encore moins d’aristocratie : Terry (Farrell) et Ian (McGregor) sont working class jusqu’au bout des ongles. Le premier est garagiste et partage son temps entre sa petite amie, les parties de poker avec des potes et les repas dominicaux chez ses parents. Le second aspire à beaucoup mieux que son emploi dans le restaurant familial mais hélas, tout en lui respire la frime, le désir de se colleter à plus grand que lui, qu’il s’agisse de projets professionnels fumeux ou de balades en voiture de collection que son frère lui prête le temps d’un week-end. C’est précisément cette obsession du paraître qui va déclencher la tragédie annoncée : l’achat déraisonnable d’un voilier que les deux frères vont baptiser, ironiquement, « Le Rêve de Cassandre ».
Le premier tiers du film est réellement passionnant : Woody Allen semble prendre un vrai plaisir, terriblement pervers, à assembler les pièces d’un puzzle cruel que l’on pressent être la pierre angulaire de cette trilogie terriblement pessimiste dans laquelle le cinéaste aura révélé une acuité inattendue dans son observation de la lutte des classes. Match Point mettait en scène un jeune arriviste capable du pire pour ne pas compromettre son ascension sociale ; Scoop, sous des atours plus légers, s’attaquait tout de même avec une sacrée vigueur à l’hypocrisie d’une aristocratie qui ne se voit pas mourir. De plus en plus pessimiste, Woody Allen met ici en scène l’inéluctable descente aux enfers de deux frères qui, l’un par orgueil, l’autre par irresponsabilité, vont se jeter directement dans la gueule du loup. L’animal, dans Le Rêve de Cassandre, a la forme du capitalisme et le visage d’un oncle idéalisé à l’extrême, émigré en Californie où il a fait fortune. Quand celui-ci vient leur rendre visite, les deux frangins criblés de dettes lui demandent un coup de pouce financier. L’oncle accepte en échange d’un contrat monstrueux : éliminer un homme qui pourrait causer sa perte en témoignant contre lui dans une sombre affaire de détournement de fonds.
Avant d’en arriver là, Woody Allen place ses deux personnages dans des situations inextricables qui vont les obliger à accepter ce deal. Mais contrairement à Match Point, où les motivations du « héros » suivaient une logique aussi implacable que cauchemardesque, tout ici paraît quelque peu forcé et prévisible. Le déterminisme social a beau être l’un des sujets du film, il a tout de même bon dos dès qu’il s’agit d’abuser de ressorts dramatiques éculés : les dettes de jeu de Terry, la frime de Ian finissent par tourner à vide et ressemblent plus à des prétextes qui peinent à justifier le passage à l’acte. Maladresse inédite chez Woody Allen, le film souffre de tâtonnements narratifs assez préjudiciables, comme ce personnage bâclé de femme fatale incarné par la pourtant prometteuse Hayley Atwell, destiné à être l’équivalent du personnage joué par Scarlett Johansson dans Match Point (petite amie de Ian, elle va être l’un des éléments déclencheurs du drame et, summum de perversion, c’est une actrice). Hélas, le potentiel de ce personnage intrigant est sacrifié au profit de l’oncle démoniaque, véritable ver dans la pomme, joué par un Tom Wilkinson qui s’acquitte plutôt bien d’un rôle archi-caricatural. Visiblement, Allen préfère s’intéresser aux liens du sang mais le propos manque quelque peu de subtilité : récemment, Sidney Lumet proposait dans 7h58 ce samedi-là un polar beaucoup plus pertinent dans son analyse des dures lois de la famille.
En revanche, quand il s’attarde sur la culpabilité qui ronge Terry, le réalisateur quitte les sentiers décidément encombrants de Match Point pour explorer des territoires inédits. Alors que Ian ferme les yeux sur le crime, trop heureux d’avoir enfin accédé à la grande vie dont il avait toujours rêvé, Terry se mue en Raskolnikov dépressif, complètement détruit par l’acte qu’il a commis. C’est de loin la partie la plus intéressante du Rêve de Cassandre : avant, pendant et après le crime, le frère le plus inconséquent se révèle finalement le plus humain, dévoré par le doute et la peur. La réflexion entamée par le cinéaste sur la prise de conscience et la responsabilité de l’homme face à ses actes aurait mérité d’être approfondie, d’autant plus que Colin Farrell révèle une palette de jeu beaucoup plus nuancée qu’à l’accoutumée et parvient à lui seul à insuffler une émotion qui fait par ailleurs cruellement défaut au film. A l’image d’un final tragique mais qui laisse terriblement froid, Le Rêve de Cassandre laisse un goût amer : un film bancal, vilain petit canard d’une trilogie entamée par un coup d’éclat et qui se termine comme un pétard mouillé.