En alliant le dessin et le biopic pour raconter le tournage de l’unique documentaire de Luis Buñuel, Terre sans pain, Buñuel après l’âge d’or se présente comme un objet singulier au sein des formes du cinéma d’animation contemporain. C’est que son parti pris le met face à une contradiction interne où s’opposent le caractère illusionniste du biopic (qui repose classiquement sur l’interprétation d’une personnalité publique) et une pratique de l’animation qui, par respect pour le cap formel du roman graphique original de Fermín Solís, refuse l’hyperréalisme et la vraisemblance au profit d’un style évoquant la bande-dessinée. Le choix du dessin animé se justifie ici en ce qu’il permet d’une part au réalisateur Salvador Simó de ne plus concentrer l’illusion de la reconstitution sur la seule performance actorale, et d’autre part d’accéder à la représentation d’une « image manquante », en faisant de son film le making of de Terre sans pain. Le récit biographique consiste dans cette perspective en un dévoilement des secrets de tournage et acquiert ainsi les contours et l’assurance d’un témoignage historique. Cette stratégie permet au film de remplir un objectif à la fois pédagogique et herméneutique, propre aux biopics artistiques portant sur de grandes figures patrimoniales : donner à voir de manière réaliste les conditions concrètes de la création et interpréter leur dialogue avec l’imaginaire de l’artiste.
Dialectique de la reconstitution
Lorsqu’il reconstitue le tournage de Terre sans pain dans les Hurdes, Simó tire le meilleur de son dispositif, en mettant en scène une aventure humaine pittoresque en même temps que la dialectique qui unit son film à celui de Buñuel. Les nombreux extraits du documentaire, incrustés dans le corps même de la fiction, visent en effet à confronter l’image dessinée à ce qui constitue à la fois son origine et son contrechamp, signalant ainsi que Buñuel après l’âge d’or est à la fois une imitation et un prolongement du matériau original. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une illustration servile, puisque le film donne précisément à voir le hors-champ, c’est-à-dire le tournage et les trucages employés par Buñuel pour, selon ses dires, « montrer la vérité ». Dès lors, la reproduction des séquences les plus célèbres (la chute des chèvres dans le ravin, l’âne tué par les abeilles et l’enterrement du bébé) ne s’en tient pas seulement à satisfaire le fétichisme cinéphile, mais souligne avant tout la distance qui sépare la réalité historique (telle qu’elle est évoquée par les moyens de l’animation) du « cinéma du réel » pratiqué par Buñuel. Tout porte donc à croire que le choix de l’animation est ici motivé par un vaste échange de fonctions avec le documentaire : si le film de Simó est assimilé à un document historique, c’est pour se faire l’envers exact de Terre sans pain, qui fait de son côté preuve d’une pratique fictionnalisante du documentaire ethnographique.
Limite de l’inexplicable
Il est néanmoins regrettable que l’ensemble du film ne maintienne pas ce cap d’écriture et fasse preuve de didactisme lorsqu’il traite uniquement de l’imaginaire et des obsessions de Buñuel. C’est que les séquences de tournage font état d’une création artistique toujours pensée au présent, à partir d’interrogations pragmatiques immédiates (comment filmer les animaux ? Tourner dans un intérieur mal éclairé ? « Faire jouer » leur propre rôle à des non-professionnels ?), à laquelle s’oppose, dans les flashbacks et les scènes oniriques qui parsèment le film, un regard rétrospectif où la personnalité de Buñuel se trouve réduite aux clichés qui lui sont traditionnellement associés. La « simple » apparition en rêve de sa mère sous les traits de la Vierge permet ainsi d’expliquer sa relation ambiguë au catholicisme, tandis que la puissance irrationnelle de ses visions surréalistes trouve son fondement dans une série de traumas infantiles où domine une figure de père peu reconnaissant. Non qu’interpréter psychanalytiquement l’univers psychique d’un artiste soit un mal en soi, mais dans le cas précis de Buñuel, l’application (aussi simpliste) du schème familialiste renoue avec des lectures que le cinéaste a toujours répudiées, non sans provocation. De fait, cette inadéquation manifeste entre la méthode et le sujet nous dit peut-être quelque chose de l’échec (partiel) de ce biopic, qui pêche par excès de pédagogie : à trop vouloir expliquer, Buñuel après l’âge d’or bute sur ce que l’artiste tenait lui-même pour inexplicable.