« Ah, vous voulez que nous ne soyons qu’un objet de sensualité, très bien, en tant qu’objet de votre sensualité, nous vous asservirons » disent les femmes.
Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer, 1889.
S’il y a bien une chose que l’histoire du cinéma n’a pas occultée, c’est le désir des hommes pour les femmes. Plus précisément pour leur corps. Mais ce désir est morcelé : pied, hanche, bouche, cheveux, poitrine, vagin… C’est là le fétichisme du désir masculin, il « objétise », ce qui revient à vouloir posséder. Or, on ne peut posséder le corps d’autrui. Tout au plus peut-on en disposer, ce qui n’est hélas pour lui même pas le cas de Mathieu, un grand bourgeois sexagénaire (Fernando Rey) qui courtise inlassablement Conchita, jeune femme qu’il rencontre lorsqu’elle est employée à son service. Mais quand il l’a fait venir dans sa chambre pour lui faire des avances (le soir même) elle abandonne son poste aussitôt. Il la recroise plus tard par hasard, et ne va plus la lâcher, entamant un tango burlesque où à chaque fois qu’il pense enfin atteindre son but, elle se dérobe en le laissant à sa frustration, allant même jusqu’à l’humilier. Pantin de son propre désir, manipulé par une femme qui se refuse à lui, c’est finalement Mathieu qui est ainsi possédé. Le désir masculin, chez Buñuel, est un piège où l’on s’enferme tout seul. Car mû en obsession, il se heurte à ce qui peut arriver de pire aux obsessionnels : que l’autre change. Or Conchita est une femme au caractère versatile, imprévisible, dont on ne parvient jamais à déceler les sentiments, dont on ne comprend jamais les motivations. Tellement insaisissable qu’elle est interprétée par deux actrices très différentes : Carole Bouquet et Angela Molina. Nous y reviendrons.
Cet obscur objet du désir est, comme tous les films de Luis Buñuel, un film étrange, qui multiplie les pistes analytiques, qui s’ouvre à toutes les interprétations tout en les contredisant. Il tient de ce que Serge Daney appelait une métaphysique de l’indécidable, quand l’accumulation de symboles finit par les faire se percuter et les renvoie dos à dos pour mieux en contempler le sujet (la bourgeoisie et ses névroses) sous toutes ses coutures. Pourtant, tout comme dans les rêves, rien n’y est gratuit. L’abondance de signes n’occulte pas le sens ; Buñuel n’est pas un vulgaire brouilleur de piste chez qui les rôles de victime et de bourreau seraient interchangeables ou autres facilités de ce genre. Ce qui dévie chez lui, c’est le protocole, les conventions sociales, l’uniformité du monde symbolique qui se heurte à la rugosité du réel. C’est pourquoi le récit est émaillé d’attentats, éclats de violence qui surgissent sans prévenir (explosions, fusillades, tapette à souris, etc…) mais qui (et c’est en cela que le film est incroyablement moderne) ne surprennent jamais vraiment les personnages. Tout au plus s’en agacent-ils mais pour mieux s’en détourner. Le réel ne fait qu’entraver la trajectoire de la conscience bourgeoise, il ne la bouleverse pas. Car la morale de la bourgeoisie, qui définit les sociétés capitalistes, consiste à nier le réel (c’est-à-dire la misère et la souffrance nécessaires à sa condition) dont le terrorisme (quel qu’il soit) est la part refoulée qui resurgit ponctuellement. C’est pourquoi les attentats (qui pourtant le menacent directement) ne soulèvent chez Mathieu aucune inquiétude tandis que Conchita l’angoisse profondément et le mène au désespoir. Face à elle, son monde symbolique ne tient plus : sa haute position sociale n’a aucune prise, son désir aucune valeur, ses sentiments aucun impact.
Se comporte-t-elle comme une garce ? Abuse-t-elle de Mathieu ? Ce n’est pas exclu, mais dans le sens où le cinéma de Buñuel n’exclut jamais rien. Et à bien y regarder, il n’est pas sûr que son comportement soit plus aberrant que celui de Mathieu. Au contraire. Car ce dernier, profondément aliéné par sa condition, n’a d’autre idée pour la conquérir que de tenter d’abuser de son statut d’employeur, d’essayer de soudoyer sa mère ou de lui acheter une maison. Et quand il veut faire l’amour avec elle, il s’y prend comme un homme qui réclame son dû. La relation qu’il tente d’établir avec elle est purement mercantile, traitant le corps comme une marchandise et Conchita comme une pute — ce qui ne dérange à aucun moment les compagnons de voyage à qui il raconte ses mésaventures lors d’un trajet en train (y compris la femme du groupe jouée par Milena Vukotic). Les comportements les plus abjects, tant qu’ils s’inscrivent dans le code social, ne choquent pas là où l’attitude de Conchita, parce qu’elle ne trouve aucune résonance dans aucun code, est vilipendée. Normal, le jugement moral ignore systématiquement — dans le sens littéral du terme — le désir des femmes (ce qui est peut-être le plus grand drame de notre civilisation). D’où son absence du mauvais cinéma (dans lequel les femmes sont objets plutôt que sujets), absence dont Buñuel fait tout l’enjeu de son film : c’est l’objet de ce désir-là qui est obscur et insondable et auquel, en tant qu’homme et grand cinéaste, il ne se substitue pas (comme le ferait un Lars Von Trier). De fait, à aucun moment Mathieu ne se soucie du désir de Conchita, jamais la question de savoir si (et comment) elle pourrait le désirer lui ne lui effleure l’esprit. Prendre en compte et susciter un désir dont on ne sait rien, c’est tout l’enjeu de la séduction mais aussi la première marque de considération envers l’être désiré. Sans quoi, l’obsession ne dissimule que du mépris. Et c’est à ce mépris, mesquin, bourgeois et nul, que répond Conchita.
Dès lors, se moquer de cet homme ou lui soutirer de l’argent reste un acte de revanche (du sexe opposé) et d’émancipation (de classe), mais peut-être aussi d’amour — d’où la dimension tragique du film derrière la farce — puisque l’amour tient aussi de la réversibilité des sentiments. Il faut observer l’attitude de Conchita quand son patron dans un café parisien très chic où elle travaille la réprimande : elle démissionne sur-le-champ sans hésiter. Ou encore ce moment génial, quand Conchita retourne dans le même café accompagnant Mathieu et que le patron, cette fois-ci, tente de se faire aimable en proposant de lui offrir un verre qu’elle refuse avec une sécheresse non feinte. L’inversion des rapports sociaux ne l’atteint pas car elle ne répond à aucune morale (religieuse ou sociale), elle n’a de compte à rendre à personne, ne se prête à aucune convention et agit par pur instinct, loin de toute considération psychologique. En un mot : c’est un esprit libre. Et cette liberté lui donne le droit de disposer de son corps comme elle l’entend, d’en faire un objet de valeur plus précieux que tout l’or du monde parce que non échangeable. La liberté est le seul acte de résistance possible, la seule façon de renvoyer la bourgeoisie à sa bassesse.
L’idée du double casting pour un seul rôle a marqué beaucoup de monde lors de la sortie du film en 1977 (et servit même d’argument publicitaire). Il peut s’agir aussi bien d’un trait surréaliste que d’une invitation à l’interprétation offerte au spectateur. Mais on peut aussi penser qu’elle est destinée à Mathieu lui-même. Car le plus surprenant, quand on découvre le film, ce n’est pas de voir qu’un personnage change d’interprète d’une scène à l’autre, mais que Mathieu n’y prête jamais attention, que son attitude, face à la froide Bouquet ou la sulfureuse Molina, ne varie pas. Ce n’est alors peut-être pas tant les femmes qui sont doubles que le regard des hommes qui se refuse obstinément à voir leur singularité. Ce qui en dit long sur leur inaptitude à les aimer.