Il est vain, sinon impossible, de résumer Le Charme discret de la bourgeoisie, trentième et antépénultième film de Luis Buñuel, le cinquième de sa période française qui, soit dit en passant, assemble une belle collection de chefs-d’œuvre. Que dire ? Que six personnages issus de la haute bourgeoisie, deux couples et deux célibataires, trois hommes (Fernando Rey, Jean-Pierre Cassel, Paul Frankeur) et trois femmes (Stéphane Audran, Delphine Seyrig, Bulle Ogier), ne parviennent pas à conclure un bête dîner ? Non. Plutôt que de le raconter, essayons de dire à quoi le film ressemble.
On retrouve, dans ce Charme discret, les deux motifs familiers aux buñueliens, indissociables, du blocage et de la réitération ; ce goût bien connu, au moins depuis L’Ange exterminateur, du disque rayé. Le film se présente comme une suite de tentatives, avortées et reconduites autant de fois, pour mener à bien un simple repas, ce lieu de convergence entre le plus primaire besoin animal (manger) et l’apogée du rituel social (la réception). Car il faut à chaque fois qu’une perturbation, plus ou moins incongrue (deuil, pulsion sexuelle, manœuvres militaires ou rupture de stock), empêche le repas et le repousse, dans un continuel jeu de frustration et d’étonnement, grandissant à mesure que la suite s’allonge.Buñuel ne procède pas autrement. Il démarre une scène ancrée dans une réalité plate (l’arrivée d’un couple chez des amis pour la soirée : on se déshabille, on boit un verre, on échange des banalités), presque palpable, et la mène jusqu’aux limites du possible, aux confins d’une zone cernée par le fantastique (le rêve, la mort, les spectres). C’est moins un glissement progressif qu’un renversement soudain. Buñuel, exquis malandrin, a cette inimitable façon de fondre sur son spectateur au détour du chemin. Il garde toujours un « coin » dans sa scène, où se terre quelque fauve imprévu. Tout son art consiste ensuite à conduire sa troupe, l’air de rien, près de ce coin d’où l’entrave jaillira et leur tombera dessus comme une tuile sur la tête. Et de passer à la scène suivante.
Pour ce faire, Buñuel pratique, sous l’apparence de cet « air de rien » faussement impersonnel, une mise en scène d’une grande précision et rigueur. Là où il semble se contenter d’accompagner ses personnages dans leurs déplacements, il fait beaucoup plus. Un subtil jeu de focalisations lui permet de décrire le rituel social de l’extérieur (une meute, un troupeau saisi dans son milieu) comme de l’intérieur (détail des échanges entre ses membres). Il inscrit également ses personnages dans une continuité compensant la forme épisodique du scénario, son côté « film à sketches ». Le Charme discret ressemble, à ce titre, à un long tunnel sinueux, une unique nuit de cauchemar. Il répond ainsi à sa première image, cette longue vue de derrière le pare-brise d’une voiture roulant en rase campagne, dont la lumière des phares perce à peine la nuit environnante. Peu à peu, le film finit par plonger dans le monde du rêve. Parti d’une réalité solide, régulièrement secouée par des pointes d’étrangeté (à l’image de cette veillée funèbre dans une auberge, surprise par les convives et leur coupant l’appétit), il est progressivement émaillé de récits de rêve – un personnage secondaire, toujours un militaire, interrompt le repas et prend la parole –, jusqu’à basculer dans un relai ininterrompu de cauchemars. Il suffit qu’on atteigne au fantastique pour qu’un personnage se réveille cut, révélant ainsi le caractère fantasmé de l’épisode. L’accomplissement impossible du dîner, ainsi qu’une sourde mauvaise conscience, hantent les rêves des deux maris et de l’ambassadeur. Le plus ravissant est peut-être celui où les six convives attablés se retrouvent sur une scène de théâtre, face à un public impatient, attendant d’eux un texte qu’ils ne connaissent pas. C’est une autre vertu de la mise en scène de Buñuel que de lier ainsi, sur un même fil, la reconduction ad nauseam d’un rituel à ses répercussions sur l’inconscient et sa fabrique de symboles.
Dans cette série d’entraves à un acte si élémentaire (manger), on trouve certes une grande part d’irrévérence, de facétie, d’anticonformisme, traits bien connus du cinéaste. Mais pas seulement. C’est aussi un piège, une mise en cage de « types » que nous sommes amenés à observer comme de drôles de spécimens zoologiques. Une expérience digne d’un laboratoire sociologique, visant à favoriser la compréhension d’un habitus (la réception) en en reproduisant sans fin les conditions. Une image de l’existence comme un éternel retour du même. C’est enfin l’expression d’un profond réalisme. Luis Buñuel, par cet effet de butée, par ce « coin » de la scène dont nous parlions plus haut, pétrit le temps – c’est son travail de cinéaste – de façon à isoler le fond des comportements décrits. Et ce fond du rituel social, c’est précisément un protocole en roue libre, détaché de toutes ses fonctions civiles (puisque ses personnages si distingués sont d’infâmes trafiquants de cocaïne). Un protocole devenu fou, pris dans une boucle délirante, si bien huilé, si peu conscient, que face à l’extraordinaire, à l’absurde, à l’impossible, face au plus profond hiatus du réel, il ne trouve qu’à se reproduire, à continuer sa course comme une poule décapitée continue la sienne. De quoi est-il pétri, ce protocole ? De répliques toutes faites, d’une politesse enrubannée que tous se servent sur un plateau, afin de maintenir un vernis de bienséance sur ces pulsions primaires qui gisent dans les antichambres.
À revoir le film aujourd’hui, on constate qu’une ligne droite traverse ses sinuosités. Une tête se dégage de la meute, plus soigneusement coiffée. C’est celle de Don Rafael (Fernando Rey), ambassadeur d’une improbable république bananière, fournisseur de cocaïne par valise diplomatique et menacé par une jeune rebelle de son pays qu’il nomme « terroriste ». Il est le chef de la meute, l’animal suprême, le lion, mâle dominant qui couche en cachette avec la femme de son ami Thévenot. Buñuel fait de son histoire le pilier narratif du film. Il lui accorde même ce cauchemar formidable où, invité à la soirée d’un colonel joué par l’excellent Claude Piéplu, il essuie rebuffade sur rebuffade. Convive après convive, on ne cesse de l’interpeller au sujet de son pays, soulignant tout ce qui caractérise habituellement un régime autoritaire. Il y répond, de moins en moins bonne grâce, par une langue de bois mielleuse. Cerné de tous bords par les questions embarrassantes, il tente de s’échapper discrètement, mais son hôte le rattrape et transforme ces indélicatesses répétées en affront. Don Rafael, acculé à réagir, sort un revolver de sa veste et tire sur son offenseur.
Quel est le fond d’angoisse qui fait de ce rêve un cauchemar ? La conscience, de plus en plus nette, qu’il va falloir sortir du code de bienséance. L’enrayement du protocole. Le vernis de la conversation qui craquèle. L’apparition de vérités qu’il devient difficile de nier. Le Charme discret n’est pas une charge contre la bourgeoisie, mais contre un code social autonome, increvable, qui possède ses personnages et dont seul un commando armé, par un bon coup de mitraillette, pourra les libérer. Car c’est bien de libération dont il s’agit.