Sans révéler sa nature pour conserver toute sa force, le geste de la scène finale de Burning donne le vertige et ouvre sur un gouffre dans lequel se précipite tout ce qui palpitait depuis deux heures et demie. Acte éperdu à la fois romantique, politique ou essentiellement allégorique, il conclut un film paradoxal : sa densité cinématographique s’installe lentement vers ce point d’incandescence et lui donne un aspect insubmersible tout en ne produisant sur celui qui le contemple qu’une sensation doucereuse d’effleurement. Ce rapport au concret, visible et invisible, palpable et impalpable, est au cœur du sixième long-métrage de Lee Chang-dong : nombre d’objets et de motifs revêtent cette particularité quantique, exister et ne pas exister en même temps. Une orange, un chat, un puits… jusqu’à Haemi, personnage féminin nodal, qui s’évapore sans laisser de traces de son passage dans la première partie. Il tient, dans cette ambiguïté permanente, son énigme : qu’est vraiment Burning ? Un thriller suffocant qui, à force de contenir son intensité, se charge d’inquiétude ? Un brûlot social qui se pare des plus beaux atours littéraires chers à son auteur, déployant ses séquences avec une ampleur semblable aux méandres des phrases des plus grands romans ? Un mélodrame saisissant, niché dans les angoisses de la jeunesse coréenne actuelle, écrasée par la violence du rêve capitaliste ? Une métaphore ténébreuse de l’acte artistique, de ses impasses et ses fulgurances, de ses doubles et ses créatures ? À la fois tout et rien de cela : le caractère insaisissable du film vient précisément de cette aisance formidable du cinéaste à jouer sur ce qui structure et ce qui fait corps. La charpente théorique et narrative est bien là, clairement établie et reconnaissable, mais elle s’estompe puis se dérobe à notre regard à chaque fois que l’on essaye de la fixer. On ne distingue plus que les empreintes de chacune des dimensions qui composent Burning, érodées, parfois englouties par cette matière sensible et organique dans laquelle semble être sculpté le film.
Jongsu (Yoo Ah-In), écrivain en herbe, fils d’un modeste éleveur de vaches dans la campagne du nord du pays, multiplie les petits boulots pour vivre. En retrouvant par hasard une ancienne camarade de lycée en train d’achalander les potentiels clients devant un centre commercial de Séoul, il se laisse séduire. Le sourire mystérieux de l’aguicheuse et délicate Haemi (Jeon Jong-seo) intrigue autant qu’il envoûte. Elle se livre entièrement au jeune homme hébété avant de lui annoncer qu’elle part voyager en Afrique. À son retour, Haemi est accompagnée d’un jeune homme altier mais taiseux, Ben (Steven Yeun), dont l’arrogance de son destin fortuné se cache derrière la douceur de son visage. Burning s’engage dans un dangereux triangle amoureux hanté par la violence sociale qu’elle sous-entend. Plus encore qu’une œuvre à différents niveaux de lectures qui s’enchevêtrent les uns les autres, se présente face à un nous un objet fondé sur des puissances à la fois concurrentes et complémentaires. Celle de l’écrit d’abord, à qui revient le rôle de colonne vertébrale : le récit d’apprentissage du jeune romancier, en proie à nombre de tourments (précarité, manque amoureux, rapports familiaux conflictuels) qu’il lui faudra dompter pour faire jaillir, enfin, son désir artistique. Celle de la mise en scène ensuite qui tire profit de sa plasticité pour brouiller les pistes, casser le schéma, rendre nébuleux ce qui paraissait si clair : suavité des mouvements de caméra, étouffement du son pour plonger les séquences dans une atmosphère ouatée, rythme langoureux affirmé qui porte en lui un trouble persistant, jeux de mirages et de faux-semblants dont le montage renvoie intelligemment aux nombreux couloirs qui se présentent aux personnages. En faisant si bien dialoguer ces deux régimes – témoignant une grande qualité d’équilibriste, être mystérieux sans jamais être sibyllin, Lee Chang-dong se fait souverain et peut distiller à sa guise les indices de sa tragédie, par infiltrations dans le plan : quelques détails ici et là, disposés en évidence dans le cadre ou au contraire, malicieusement masqués dans un recoin de l’image, comme pour mieux raconter son refoulement.
Politique de l’art
La création artistique sera révolutionnaire ou ne sera pas. S’il fallait résumer Burning par une maxime, celle-ci serait sans doute la plus pertinente : à mesure qu’il s’enfonce dans le marécage du film noir, qu’il vacille dans les dédales du film mental, sa dimension politique prend de l’épaisseur. La disparition de la jeune femme – survenue exactement à la moitié du montage – provoque un effet de bascule. Si avant cet événement le rapport de classe entre les deux hommes semble, si ce n’est appuyé, au moins transparent (le vieux camion bâché et la maison rustique de la famille de Jongsu contre la Porsche et l’appartement sophistiqué de Ben), il tend à se complexifier et s’opacifier, mieux, à s’ouvrir à la violence. Ce qui fait apparition dans la seconde partie, c’est l’idée de déséquilibre et de lutte. Trois séquences réalisent ce glissement. Un échange de regard aveugle de part et d’autre d’un immeuble translucide : depuis la rue, Jongsu observe Ben se dépenser dans une salle de sport, perchée dans l’un des étages de sa tour de verre. Une filiation dans un musée d’art contemporain : le jeune écrivain, au moment où il passe devant une toile rouge feu qui assemble des photographies de manifestations urbaines, aperçoit son rival attablé avec certains de ses semblables, en train de dîner en plein milieu de l’exposition. Une voiture de luxe qui, après avoir séparé les deux protagonistes dans le plan précédent presque trop signifiant, s’embrase dans la nuit noire. Enfin le feu ! Il est partout dans Burning et pourtant, il n’a droit qu’à deux plans. Evoqué par Haemi (la danse des bushmen autour du feu, en quête de réponses existentielles), puis par Ben (les granges de plastiques qu’il avoue aimer faire brûler, tous les deux mois, comme un rituel), il n’existe longtemps que comme fiction, comme si sa dimension sacrée ne saurait provenir que des mots. C’est sans doute dans ce symbole si évocateur d’une Porsche soufflée par les flammes que se trouve, pour le cinéaste, le point de fusion entre le politique et la littérature : l’acte de révolte, le renversement de l’ordre établi – qui plus est, en retournant son arme contre lui – donne une consistance, une existence concrète à ce qui n’était alors qu’un mythe. En parfait jeune arriviste, Ben a des faux airs de vampire pour Jongsu tant il lui aspire (« s’approprie » puisque que l’on est dans un contexte de conflit de classe) ce qui lui est vital, ses livres et sa muse. Mais, étrangement, c’est aussi lui qui enseigne au futur romancier cet art de la fureur, si décisif. Ou plutôt, réveille en lui une colère immaîtrisable qu’il avait enfoui, se souvenant avoir détruit dans un brasier tous les habits de sa mère, partie du foyer pour fuir les accès de colère du père.
Une séquence plus anodine que la dissipation du personnage féminin ébranle au moins autant les certitudes que le film semblait charrier avec lui : parti désespéré à la recherche des restes d’une serre qui aurait brûlé à quelques mètres de sa maison familiale, le héros s’arrête en chemin pour observer l’intérieur d’une autre, restée intacte. La bâche en plastique mat laisse apparaître quelque chose dont on ne saura rien. L’axe de la caméra s’inverse et, depuis l’intérieur de l’édifice vétuste, zoom sur le visage littéralement pétrifié de Jongsu, à peine éclairé par la lueur de son briquet. Rarement les traits de l’acteur Yoo Ah-In ont exprimé une émotion précise pendant les deux heures trente du film, faisant de son jeu intense un support de projection idéal, une source d’instabilité supplémentaire. Mais dans ce plan, rien ne peut nier la terreur qui envahit le jeune homme. De nouveau, Lee Chang-dong construit le secret de Burning sur une nouvelle dialectique : l’opacité de la serre renvoie aux nombreuses fenêtres devant laquelle Jongsu s’arrête pour admirer leur translucidité et survoler la ville du regard. Pendant l’absence d’Haemi, cette attraction pour la clarté devient même une explicite attirance sexuelle – il retourne dans l’appartement de la jeune fille pour se masturber et ressentir encore et encore le sentiment de plénitude dans lequel il s’était abandonné en lui faisant l’amour au début du film, le visage effleuré par un rai de lumière. Désir de jouir, désir de vivre, désir d’écrire : dans un panoramique limpide qui démarre du héros, enfin assis devant son ordinateur pour écrire et s’éloigne petit à petit pour dévoiler le cadre de la fenêtre puis le paysage urbain qu’elle surplombe, la boucle est bouclée. Maître de sa colère, conscient de sa condition de classe, dominateur de ses pulsions, il peut enfin créer. La nature de la monumentale séquence finale, qui suit immédiatement ce mouvement de caméra, n’en est que moins sûre : qu’est-ce qui converge à ce moment dans le geste terrible de Jongsu, une réalité exacerbée ou des éclairs d’invention ? La puissance qui s’en dégage illumine d’un nouveau sentiment le film dans son ensemble : quels éléments proviennent de l’imaginaire propre du cinéaste, quels éléments proviennent de l’esprit du héros ? Le vertige magistral de Burning donne des frissons : celui d’une œuvre qui fait dialoguer main dans la main créateur et créatures, un film comme coécrit par son auteur et son héros, partagé comme un feu sacré que se transmettrait l’artiste et son double, le cinéaste et son acteur, le romancier et son personnage pour redonner sens au monde et mettre à bas sa hiérarchie.