De tous les grands cinéastes sud-coréens, Lee Chang-dong n’est pas, en apparence, le plus flamboyant. Moins ostensiblement virtuose qu’un Bong Joon-ho, un Park Chan-wook ou encore un Kim Ki-duk, le réalisateur-scénariste de Secret Sunshine et de ce Poetry choisit de raconter le parcours douloureux de gens simples, confrontés à des épreuves terribles et qui doucement cheminent de l’ombre vers la lumière. L’économie de moyens dont témoigne une mise en scène qui, film après film, tend de plus en plus vers l’épure, ne l’amène pas à livrer de banals « films de festival », au naturalisme fade et précautionneux. Au contraire, par sa rigueur et sa délicatesse, elle permettent à ses œuvres de toucher à l’indicible, d’aller au cœur des êtres et des choses.
Mija vit seule avec son petit-fils adolescent, opaque, fruste et égoïste, qu’elle s’efforce d’élever en lieu et place d’une mère partie vivre au loin. Pour gagner sa vie, cette sexagénaire digne, souriante, toujours bien mise, fait des ménages et soigne des personnes impotentes, pas beaucoup plus âgées qu’elle. Ce n’est pas simple tous les jours, mais Mija est gaie malgré tout – parce qu’elle est comme ça : aérienne. Et puis, parce qu’elle vient de s’inscrire à un cours de poésie. Mais les catastrophes vont s’abattre sur la grand-mère courage, selon l’implacable logique du mélodrame.
Même s’il creuse le thème du deuil, le nouveau film de Lee Chang-dong représente par bien des aspects le parfait négatif de son précédent, Secret Sunshine : quand ce dernier montrait comment, au terme d’un long et douloureux parcours, un « ensoleillement secret », mais opiniâtre, pouvait venir illuminer les décombres d’une vie, Poetry décrit un univers où l’horreur – tue, cachée, niée – couve sous des apparences sereines. Ici, c’est avec le sourire, et une politesse exquise, que s’étouffent les crimes les plus abjects. Si la violence des rapports humains – motif central du cinéma coréen – est omniprésente, elle ne s’exprime jamais ouvertement à l’écran. On ne retrouve pas dans Poetry les élans de fureur et de révolte qui ponctuaient le long chemin de croix de l’héroïne de Secret Sunshine. On n’entend d’ailleurs presque aucun éclat de voix, rien qui vienne fissurer ce silence terrifiant. Mija n’exprime ouvertement son désarroi et son incompréhension qu’une seule fois, devant son petit-fils ; l’indifférence et l’apathie de l’adolescent n’en paraissent, en retour, que plus lâches et plus cruelles encore.
Contre cette sourde violence, et contre la solitude que connaissent ceux qui sont entourés de gens qui ne les voient ni ne les comprennent vraiment, la poésie se révèle d’un bien faible secours, et pourtant c’est un soutien inestimable. Mija s’efforce donc de mener à bien l’exercice qui lui a été donné par son professeur : rédiger un poème qui sera récité le jour de son dernier cours. Mais les sympathiques banalités délivrées par l’enseignant ne l’aident pas vraiment : comment « apprendre à regarder » quand on est confronté à l’inconcevable, et où « chercher la beauté » quand des actes monstrueux demeurent impunis ? Troublée, Mija cherche des réponses qui ne viennent pas. Aucun des autres poètes amateurs et professionnels qu’elle est amenée à rencontrer (écrivaine du dimanche, modeste et appliquée, rimailleur grivois ou caricature d’artiste maudit et autodestructeur), ne l’aideront à résoudre ces paradoxes, à tracer sa voie et à trouver ses propres mots – ces mots qui lui échappent et qu’elle perd petit à petit.
Au début du film, l’attitude de Mija peut sembler constituer une fuite, un déni. Mais elle n’est jamais montrée comme une folle ou une rêveuse, juste comme une femme trop honnête et trop sensible au monde et aux gens qui l’entourent pour ne pas paraître doucement excentrique. Ne s’est-elle pas décidée à prendre des cours de poésie parce qu’on lui répétait qu’elle « aime les fleurs et dit des choses bizarres » ?… L’attention que lui porte Lee Chang-dong, jusque dans ses plus petits gestes, en fait un personnage inoubliable, dont le visage, à lui seul, est un poème. Mais elle n’est pas la seule à bénéficier du regard à la fois chaleureux et sans concessions du réalisateur. Les autres élèves du cours de poésie sont ainsi filmés avec un immense respect quand ils viennent se raconter devant la caméra. C’est cette tendresse – trop rare au cinéma – pour des gens simples et peu romanesques qui rend supportable l’infinie dureté de l’histoire qui nous est racontée.
Incongrûment, c’est pour son scénario qu’a été récompensé Poetry au dernier festival de Cannes – alors qu’un tel script aurait assurément donné, en d’autres mains, un résultat au mieux larmoyant, au pire complaisant, indéfendable. S’il en résulte ici un grand film, c’est avant tout par la grâce d’une mise en scène dépouillée, d’une précision et d’une délicatesse remarquables, et qui – pour le coup – aurait gagnée à être distinguée. Sensible dès Oasis, son second long métrage distribué en France, la capacité de Lee Chang-dong à transformer des séquences potentiellement glauques ou scabreuses en purs moments de grâce ne peut que forcer l’admiration (exemplairement, la scène du bain, infiniment casse-gueule, devient un beau moment de respect de l’autre et de don de soi). Pour parvenir à ce résultat, le réalisateur coréen ne recourt à aucun effet facile ; il n’y a ainsi pratiquement aucune musique dans Poetry.
Cette économie de moyens a hélas son revers : moins puissant qu’Oasis, son coup de force, et moins immédiatement poignant que Secret Sunshine, Poetry s’autorise si peu d’embardées mélodramatiques qu’il prend le risque de tenir à distance le spectateur trop pressé, ou habitué à moins de pudeur et de retenue. Mais ceux qui accepteront de se couler dans le rythme contemplatif du film, de deviner les abysses qui se cachent sous les faibles remous qui agitent la surface de l’écran, seront récompensés par les toutes dernières minutes du film, quand retentit enfin cette voix que l’on a tenté de réduire au silence. Pour ces quelques secondes de pure beauté, qui sont ce que le cinéma nous a donné de plus bouleversant depuis bien longtemps, le film de Lee Chang-dong mérite mille fois de porter son titre.