Steamboat Bill, Jr. contient l’un des plans les plus célèbres de l’histoire du burlesque américain. Alors que la façade d’une maison, arrachée par le vent, menace d’aplatir le malheureux Buster Keaton, ce dernier ressort indemne de l’accident. Passé au travers du cadre de la fenêtre du grenier, il se tient toujours debout, comme si de rien n’était. Si cette scène réalisée sans trucages démontre les risques inconsidérés que l’acteur prenait pendant le tournage, elle est surtout métaphorique de son rapport au cadre, fondamental dans ses films, et plus largement dans le cinéma burlesque. Dans Steamboat Bill, Jr., Keaton teste la résistance de son corps à la rigidité des cadres, qu’ils soient sociaux, juridiques, ou patriarcaux. Malgré la pression que la société exerce constamment sur ses faits et gestes, le personnage parvient à passer au travers et à préserver sa singularité. Ce rapport de force entre l’individu et le cadre est aussi révélateur du contexte de production du film et de la situation de Keaton dans les années 1927 – 1928, alors que sa liberté artistique est de plus en plus menacée par les studios. Après l’échec de The General en 1926, il est mis sous contrôle par son producteur Joe Schenck. Bien que Charles Reisner soit le seul réalisateur crédité au générique de Steamboat Bill, Jr., Keaton parvient néanmoins à imposer son style sur le plateau, en s’impliquant fortement dans l’écriture et la mise en scène du long métrage. Après le tournage du film, qui est une fois de plus un échec commercial, sa société de production Buster Keaton Comedies est dissoute par Joe Schenck ; Keaton quitte United Artists pour rejoindre Metro-Goldwyn-Mayer où il s’offrira un court sursis.
L’équilibre impossible
Il ne faudrait pas réduire ce long-métrage à son dernier quart d’heure tempétueux, aussi célèbre et spectaculaire soit-il. Le début du film met en scène la rencontre entre un père, capitaine bourru d’un vieux bateau à vapeur qui sillonne le Mississippi, et son fils, qu’il ne connaît pas. Le personnage principal (et donc la star) du film, Bill Jr, n’apparaît qu’à la septième minute, filmé de dos, alors qu’il vient de descendre du train. Cet effet d’attente excite l’imagination du père qui s’attend à rencontrer un fort et grand gaillard. Il ne cache pas sa déception devant l’apparence physique de Junior. Déguisé en college boy empoté, Keaton fait rire avec sa fine moustache, son béret, et son ukulélé. Ce ridicule (qu’illustre bien le titre français Cadet d’eau douce) irrigue la grande majorité des gags de la première partie du film. Le père va s’efforcer, en vain, de façonner Junior à son image (virile) en l’habillant selon ses standards. Ce burlesque vestimentaire prend une tournure décisive lorsque Keaton cherche à séduire la fille du rival de son père, qui possède un bateau concurrent flambant neuf. Tiraillé entre l’impératif de correspondre à l’image du fils soumis et le désir de renvoyer l’image d’un jeune homme coquet et indépendant, Bill Jr doit trouver un point d’équilibre impossible entre deux cadres, deux bateaux, et deux types de vêtement, d’où les nombreuses chutes.
Un corps sous pression
Ce rapport problématique à la norme sociale doit être envisagé dans le contexte des années 1920. De manière accrue, la taylorisation plie les corps selon les contraintes des cadres industriels et conforme les gestes aux rythmes de l’économie capitaliste. La compétition farouche qui oppose les deux pères, chacun se disputant le monopole de la rivière, crée une pression supplémentaire sur le corps de Keaton. Ce dernier résiste à la violence de cette pression — celle-là même qui anime le mécanisme de la roue qui fait avancer le bateau à vapeur — , par la maladresse. Son corps obéit à une logique de l’involontaire, de l’inefficace, et du dérèglement. C’est dans le chaos que le personnage se découvre l’aisance de l’acrobate et l’agilité de l’athlète.
Bouquet final
Dans la dernière partie du film, qui est un monument du cinéma muet, le souffle du cyclone défait la rigidité dérisoire des cadres sociaux, remodèle les architectures, et détruit la ville. La nature joue un rôle prépondérant dans le burlesque de Keaton. Le vent est l’allié de son personnage qui, parce qu’il plie mais ne casse pas, se laisse porter. Dans une scène étourdissante, Keaton s’agrippe à un arbre, que le cyclone déracine et emporte dans sa tourmente. Le personnage s’envole dans les airs et s’accroche au tronc comme à la barre d’un manège. Le film mécanise la nature, mais c’est une machine folle et désarticulée qui ne tourne plus rond. Cette tension entre la nature et la machine cinématographique nourrit la dialectique qui anime le style de Keaton. Il lui faut la rigueur du mathématicien pour provoquer le hasard, l’œil du géomètre pour créer du désordre, l’adresse obsessionnelle du gymnaste pour jouer la maladresse, et le réel le plus concret pour faire délirer les gags. En ce sens, le souffle épique qui anime la fin de Steamboat Bill, Jr. constitue une sorte d’apogée stylistique pour Buster Keaton, un feu d’artifice grandiose alors que le cinéma parlant devient la norme à Hollywood et que l’amorce du déclin se profile inexorablement pour ce géant du muet.