Buster Keaton était-il un homme heureux à la fin de sa vie d’artiste, avant de mourir en 1966 à Hollywood ? On peut l’imaginer, à lire ces trois cents pages denses qui ignorent la mélancolie et l’aigreur, et sont à peine empreintes d’un brin de nostalgie envers « ces Années folles où nous nous amusions follement à tourner des films fous ». « L’homme serpillière », « L’homme qui ne rit jamais », le génie du comique géométrique et savant ne dit pas s’il est heureux à la fin d’une carrière qui l’a vu atteindre les sommets du succès public et critique et des gouffres (alcool, divorce ruineux,…) qui semblent presque banals à Hollywood, même dans ces années-là. Ce que Buster Keaton transmet en revanche dans cette autobiographie, intitulée « My wonderful world of slapstick » (« Mon monde merveilleux du coup de bâton » : de quoi pardonner le choix d’un titre un peu trompeur de la part de l’actuel éditeur français…) c’est un amour immense, énorme, sans partage – et sans doute inconsolable – pour son art. Et si le bonheur consiste à ne jamais se renier, à faire de sa vie une trajectoire cohérente avec sa passion, alors oui, Buster Keaton est un homme heureux quand il rédige (avec l’aide d’un mystérieux « Charles Samuels ») ces mémoires aujourd’hui republiés chez Capricci (ils n’étaient plus disponibles en français depuis plusieurs années).
Huggy les bons tuyaux
L’acteur-cinéaste-producteur évoque, avec précision et souvent avec humour, ses quinze premières années itinérantes et familiales dans tous les théâtres de l’Amérique, puis ses premiers pas dans la joyeuse troupe des flibustiers du cinéma burlesque américain, puis les grandes années 1920, celles des chefs d’œuvre et d’une incroyable fusion avec le public – pour lui-même et ses compagnons d’alors : Harold Lloyd et Charlie Chaplin. Il raconte ensuite le déclin d’une carrière confiée, pour son malheur et le nôtre, aux grands studios dans les années 1930, puis le règne de la bricole pour un génie dont personne ne veut plus, « Huggy les bons tuyaux » des plateaux où son inventivité et son expérience rendent de menus services aux nouvelles stars qui s’appellent Judy Garland ou Clark Gable. Son récit constitue un document toujours précis, détaillé, documenté – quoique sélectif dans ses choix et pudique dans ses opinions, dont on devine parfois qu’il tient à les dépouiller de toute noirceur et de tout soupçon d’amertume. Remplie de gags racontés comme des miracles d’ingéniosité, d’anecdotes sur les « planches » et sur les premiers plateaux du muet, cette autobiographie est une mine pour quiconque veut faire revivre le théâtre comique américain des années 1910 puis le passage au cinéma burlesque qui s’invente alors. Ce « portrait de l’artiste en jeune homme » (il a 34 ans quand sa bonne étoile l’abandonne) ne fait pas l’impasse des bonnes ou mauvaises raisons, contextuelles ou personnelles, qui ont motivé ses choix ou qui justifient à rebours les étapes heureuses ou plus fâcheuses de sa vie : l’argent, vertueux fruit du travail dans les années du « vaudeville » et qui va bientôt couler à flot dans les années de l’après-guerre, le difficile passage d’une forme d’artisanat et de compagnonnage à la machinerie étouffante des grands studios, etc. Buster Keaton revient notamment sur quelques épisodes marquants de sa carrière et de celle des grands comiques qu’il a fréquentés : Roscoe « Fatty » Arbuckle (« Mais un jour, en septembre, on cessa brutalement de s’amuser à Hollywood »), dont la ruine va ouvrir la voie au code Hays, le « communisme » de Chaplin en 1920 et le moment fatal où le même « a commencé à se prendre pour un intellectuel », ou encore la dure vie des plateaux pendant la grande dépression.
L’évangile selon Buster Keaton
Toutefois la grande affaire de Buster Keaton, le nerf de cette biographie qu’il rédige au terme d’une carrière qui a certes connu la lumière mais pas que la lumière, cette veine palpitante qu’il nous fait sentir dans son récit, qui file comme l’éclair incorruptible de son génie, comme sa furieuse raison de vivre, c’est le comique. Pour lui, et pour faire rire à tout prix ce public dont il a entendu les clameurs dans son berceau, Buster Keaton délaisse régulièrement le ton badin de la promenade dans ses souvenirs. Il ne transige ni avec les moyens (le travail, encore le travail) ni avec les principes (ne jamais répéter deux fois le même gag) : technique, audacieux ou professoral, toujours modeste, Buster Keaton parle avec sérieux du comique au cinéma. À tel point qu’il semble parfois écrire, en même temps que son autobiographie, une sorte d’évangile, décousu mais intransigeant, où les nobles préceptes du rire, les multiples ressorts du drôle sans parole, la philosophie du gag et la morale du burlesque ne tolèrent ni la médiocrité, ni l’erreur, ni la tromperie. Et c’est là sans doute la part la plus noble et la plus émouvante de cette autobiographie, qui au-delà du monde fini dont elle témoigne, est un hommage au grand art, celui d’amuser.