Pris en sandwich entre les deux grandes œuvres de Buster Keaton The General et Steamboat Bill, Jr., College est un film plutôt mineur dans la filmographie du cinéaste. En raison de l’absence de succès commercial de The General, le producteur Joe Schenck impose à sa vedette un contrôle artistique afin de refréner ses ambitions artistiques toujours plus démesurées, et donc coûteuses, qui risqueraient de le griller à Hollywood. Ce n’est donc pas Keaton, mais James W. Horne qui est crédité comme réalisateur (bien que l’acteur ait très certainement activement participé à la mise en scène). Du budget au sujet du film, tout est supervisé en amont par le studio. Cette perte d’indépendance, qui risque de compromettre sa singularité d’acteur burlesque, peut se lire en filigrane dans la trajectoire narrative du long-métrage. Dans la peau d’un étudiant studieux et mal dans sa peau, Keaton est marginalisé dans un milieu universitaire où la pratique du sport est un prérequis à toute forme d’intégration sociale. Moqué et marginalisé, il décide de se conformer à ces normes sportives dans le but de séduire une jeune étudiante populaire qui ne consent à sortir qu’avec des garçons beaux comme des athlètes. Le scénario n’est donc pas sans ironie : Keaton est contraint de se conformer à des standards populaires, à des conventions narratives, et à des normes sociales, au détriment de l’expression de sa propre singularité d’artiste.
Figures imposées
Le film est un trompe-l’œil, car Keaton a toujours été un sportif. Il a même une conception du cinéma burlesque qui se fonde en grande partie sur ses capacités athlétiques. Son corps n’est pas celui d’un rat de bibliothèque. Il fait donc ce qu’il sait faire de mieux : jouer la maladresse avec adresse et précision. Les gags transforment le terrain de sport en laboratoire comique. Tout l’art du film consiste à faire rire à partir de figures imposées (le saut à la perche, le lancer de poids, etc). En ce sens, le film relève presque de l’exercice scolaire pour Keaton qui déroule ses gammes sans forcer. La séquence de l’entraînement de baseball révèle la difficulté du personnage à assimiler les règles, à effectuer le bon geste, et à s’insérer dans le groupe. Chaque discipline sportive fonctionne comme une microsociété, avec ses règles particulières, ses pratiques gestuelles, et, surtout, un esprit de corps qui fonde l’unité du groupe.
L’ennui de la norme
L’acharnement du héros à faire partie de ce groupe renverse la dynamique transgressive qui anime les meilleurs films burlesques qui ne sont jamais plus drôles que lorsqu’ils s’attaquent aux normes qui façonnent les corps modernes. Le triomphe du personnage est donc, paradoxalement, plutôt amer. C’est en tant qu’athlète accompli qu’il est accepté par sa promise. Le happy-end, d’une ironie mordante, condense en quelques secondes toutes les platitudes de la vie du couple « heureux » : la sortie de l’église où la mariée tient fièrement le bras de son sportif de mari, le salon de la maison familiale où l’épouse tricote et l’époux lit le journal tandis que les enfants jouent à l’arrière-plan, jusqu’au cimetière où ils gisent l’un à côté de l’autre pour l’éternité. Cette fin acerbe sur l’ennui conjugal est révélatrice du manque de conviction de Keaton sur ce long-métrage qui déroule des figures contraintes et enferme le personnage dans des schémas normatifs loin des ambitions comiques de l’acteur. Elle impose surtout de regarder le film de biais, avec une distance ironique qui non seulement rend cette œuvre sans folie digne d’intérêt dans la filmographie du cinéaste, mais suggère aussi que Keaton ne s’est pas complètement soumis au régime sec imposé par son producteur.