Réalisé en 1928, Le Caméraman témoigne à lui seul de l’ampleur du talent de son auteur. Cinéaste légendaire, acteur célèbre pour son visage impassible et gagman de génie, Buster Keaton reste, pour bon nombre d’historiens du cinéma, le grand rival cinématographique de son contemporain, Charlie Chaplin. Dans ce film, qui fut son dernier long métrage, il amuse, émeut et bouleverse, et gagne définitivement son statut de monstre sacré du cinéma burlesque.
On le connaît sous le qualificatif de « l’homme qui ne rit jamais ». Mais Buster Keaton est pourtant bien plus que cela. Le Caméraman, qui ressort aujourd’hui sur les écrans dans une version miraculeusement restaurée alors qu’on le croyait perdu jusqu’en 1968, offre justement l’occasion de redécouvrir l’un des joyaux de sa filmographie et de rappeler qu’il fut l’un des grands génies du burlesque des années 1920. Le film, longtemps méconnu ou laissé dans l’ombre du Mécano de la Générale (1926), est souvent considéré comme son plus grand chef-d’œuvre. Le Caméraman surprend par la vivacité de son humour, la fluidité de son écriture, la maîtrise de son scénario. Plus qu’une bluette burlesque et poétique, le film est finalement une habile métaphore de l’histoire du cinéma elle-même. Dès les premiers plans, le ton est donné : le personnage incarné par Keaton, Shannon, alors photographe de la vieille école, tente de pénétrer le monde des cameramen professionnels qui courent les rues à la recherche désespérée du scoop que les actualités achèteront à prix d’or. Sa passion secrète pour une jolie secrétaire du bureau des actualités va justement l’inciter à se tourner vers l’image animée. Si ses premiers essais sont chaotiques, il découvre néanmoins certaines exploitations possibles de l’image, encore mal maîtrisée, comme la surimpression, le split screen ou le jeu sur la vitesse de lecture. Et c’est finalement à la faveur d’une guerre des gangs lors du carnaval chinois, qu’il exploite enfin les propriétés de son instrument. Il se déplace, change d’angle de prise de vue, alterne gros plans et plans d’ensemble, filme au plus près de l’événement, et fait même l’expérience, grâce à l’effondrement d’un échafaudage, d’une sorte de travelling accéléré. Ultime boutade, la scène où le singe dressé devient à son tour caméraman se veut un pied de nez : le progrès technique est tel que, désormais, même un singe peut en maîtriser les outils.
En marge de ces expérimentations visuelles, Buster Keaton, conscient du déclin du cinéma muet un an après la distribution du premier film parlant, fait de l’image sa principale alliée pour nourrir les scènes du film – aujourd’hui anthologiques – d’une grande poésie. Celle de l’escalier, d’abord, que le personnage de Shannon dévale et remonte à plusieurs reprises. Il descend trop bas, remonte trop haut, pris dans sa hâte. Il trébuche, tombe, se trompe, manque de se briser les os puis se ressaisit, sans sourciller. Filmée à distance, en mini plan séquence et travelling vertical, la scène dessine d’un trait la dualité du personnage : suffisamment étourdi et maladroit pour en oublier les étages, mais assez amoureux et passionné pour avaler les escaliers sans mal et courir jusqu’à la maison de Sally en un clin d’œil. Subtil mélange d’adorable loser et de dandy flamboyant, le héros accumule les bourdes mais feint toujours l’assurance. Parce que le burlesque repose toujours sur une confrontation entre les objets (dominants) et le corps (dominé), Buster Keaton exploite tous les possibles que lui offre son corps élastique qui, comme pour compenser l’impassibilité de son visage, reste son principal moyen d’expression. Comme dans la célèbre scène du bus, où forcé par la foule des passagers de se séparer de sa belle, Shannon finit nonchalamment assis sur le garde-boue du pneu, juste à hauteur de la fenêtre de sa bien-aimée. Tout décor devient alors son terrain de jeu, ses partenaires ses outils, le spectateur son public.
Initialement, à la demande des studios de la MGM, le dernier plan du Caméraman devait être celui d’un Buster Keaton souriant. Une fin violemment rejetée par le public lors d’une pré-projection, et finalement modifiée. Le cinéaste restait prisonnier de son image, devenue la propriété des tout-puissants studios de l’époque. Né avec le cinéma en 1895, il réalise l’ensemble de ses chefs-d’œuvre muets entre 1923 et 1928, mais ne survit pas à l’arrivée du parlant. Peu à peu oublié des plateaux de cinéma, il fait une apparition remarquée dans le chef-d’œuvre de Billy Wilder, Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard, 1949), où il côtoie une ancienne star du muet, Gloria Swanson, également oubliée depuis l’avènement du parlant, et dans le très beau Les Feux de la rampe (Limelight, 1952) de Charlie Chaplin. Il faut attendre le Festival de Venise en 1953 et une rétrospective de la Cinémathèque française en 1963 pour que le public redécouvre toute l’étendue du talent de Buster Keaton dont les films n’ont pas pris une ride.