Le dernier film du réalisateur d’origine géorgienne Otar Iosseliani, Chant d’hiver, a été présenté lors du dernier Festival de Locarno où il faisait office de vétéran de la compétition (le réalisateur a 81 ans), et relativement apprécié même s’il n’a pas été primé, ce dont nous nous sommes fait l’écho ici (voir le compte-rendu de l’édition 2015 du Festival de Locarno).
Ceci dit, le film de Iosseliani constitue une sorte de chant du cygne, et il est tentant de voir dans les deux figures principales de Chant d’hiver (Rufus et Amiran Amiranashvili) une sorte d’autoportrait du réalisateur aux côtés d’un fidèle ami. Pour autant, tout chant du cygne qu’il soit avec ce qu’il peut compter de film-testament légèrement paresseux, voire ennuyeux, c’est un chant divers, désaccordé et fantaisiste qui, bien qu’inégal en effet, formule le terrain de jeu comme de lutte des classes de son réalisateur dans un manifeste esthético-politico-humaniste.
Ce Chant d’hiver se fait chant mélancolique sémillant, à la manière du titre tiré d’une vieille chanson géorgienne : « C’est l’hiver, ça va mal, les fleurs sont fanées, mais rien ne nous empêchera de chanter. »
Chant divers
C’est la diversité, la bigarrure qui caractérise le nouvel ouvrage de Iosseliani qui contient trois films en un bien que les deux premiers, par leur durée, fassent davantage office de double prologue : une fiction historique présentant une scène de guillotine au moment de la Révolution française ; un film de guerre montrant terreur, pillage et viol – épisode tourné en Géorgie, renvoyant en creux à la guerre qui a opposé les Géorgiens aux Russes ; une chronique parisienne contemporaine, sur le modèle des mystères de Paris.
Trois espaces-temps sont ainsi présentés et trois théâtres d’opérations montrant la réversibilité de la vie et de la mort, comme des actions (la tête guillotinée est récupérée par une jeune femme et mise dans un lange, à la manière d’un enfant qu’on cajolerait ; une bague volée à une défunte pendant la guerre est offerte par un soldat à la femme qu’il aime,…).
Le troisième épisode qui constitue la part la plus importante du film fonctionne de manière chorale : la chorégraphie et la pantomime des personnages voleurs dans la rue en constitue le modèle tant par leur mouvement général que par leur fantaisie.
C’est ainsi que les personnages se retrouvent d’ailleurs peu ou prou dans les trois épisodes, leur conférant une généalogie, des antécédents plus ou moins honorables, et rendant compte de cette dimension chorale.
Si on se laisse entraîner par ce vaste ballet satirique qui est une chronique chorégraphiée du quotidien, il est bien tentant de penser que Iosseliani ressemble assez à ces voleurs organisés en groupe sans en avoir l’air, assurant la structure toute en légèreté de ce Chant d’hiver, mais avec pour corollaire aussi une légère entourloupe. C’est néanmoins cette légèreté qu’il faut mettre en avant, à la manière des épisodes qui se concluent de façon récurrente par des volutes de fumée ou des pantomimes.
Fantaisie dissonante
Cette mécanique assume sa part de dissonance, annoncée dès la musique du générique initial, ou reprise par exemple par la mélodie du piano désaccordé dans le film de guerre, ou encore dans les nombreux jump cuts faisant sauter l’image. Cette dissonance constitue le point de vue d’un réalisateur qui, au crépuscule de sa vie, voit celle-ci comme un terrain de lutte des classes, idéal inassouvi affleurant dans tout le film : que ce soit dans l’épisode des événements révolutionnaires de 1789 auquel il est fait écho dans l’épisode de la chronique parisienne, lorsque le concierge dicte aux enfants que l’idéal de la Révolution a engendré la Terreur ; lorsque à la guillotine pour trancher les têtes nobles répond la guillotine miniature pour couper les têtes des poissons préparés par des domestiques pour l’aristocratie contemporaine (toute forme de potentat, et ici un préfet de police). La lutte des classes est toujours actuelle, et les inégalités criantes comme à travers les portraits faits de sans-abris écrasés ou de migrants expulsés face à des tutelles irresponsables (le préfet de police, démissionnaire, oisif, et vivant dans le luxe).
Face à cette satire d’une société mal en point, les arts et l’amour constituent une sorte de contrepoint comme des modèles à réinventer : ainsi, le troc d’armes contre des livres par le concierge ; l’échange et le passage intergénérationnel comme lorsque le jeune homme prend conseil auprès des deux hommes plus âgés pour séduire une jeune violoniste croisée dans la rue dont il s’est amouraché ; Mathieu Amalric qui construit sa maison à partir de matériaux de récupération, à la campagne et à l’écart, et qui la partagera in fine avec une jeune femme déshéritée qui se prostituait pour subsister, dans un tableau final idyllique. Ainsi enfin, ce mur étrange dont la porte s’ouvre parfois au passage du concierge et donnant sur un locus amoenus (un cygne s’y baigne d’ailleurs) lui aussi réversible, se faisant lieu de désolation. Il constitue néanmoins l’éloge d’une pure imagination, d’un lieu où tout serait possible et qui a été, est, le cinéma, incontestablement, pour Iosseliani :
« il peut arriver que dans un mur qui a tout l’air d’un mur de prison, une porte s’entrouvre qui donne accès à un jardin extraordinaire, une sorte de paradis sur terre, plein de belles plantes exotiques et de jolies filles. Mais je dis aussi que même en ce paradis, il y a toujours un téléphone portable qui se met à sonner et qui détruit le charme. Le bonheur se rate parce qu’on n’a pas le temps d’y prêter attention. Et quand on a enfin trouvé le temps, c’est trop tard, tout est fané et désolé. »
Comédie humaine qui s’apparente par sa diversité à une fantaisie – pièce musicale de forme libre, composition musicale réunissant des airs, des motifs empruntés ici et là –, constituant une sorte de pot-pourri, de récit « coq à l’âne » (ainsi, les chiens en liberté qui traversent sur les passages cloutés), la fantaisie règne ici autant dans les personnages à l’écran que dans les systèmes à inventer, la simple capacité de voir autrement le réel, « se fantasier » : Chant d’hiver est une sorte de chant dissonant et le constat d’une société qui irait mal devient le principe même de son remède.
Tout inégal que soit ce Chant d’hiver, Iosseliani nous rappelle que le cinéma peut être à la fois un lieu d’imagination (sur le modèle du mur ouvrant sur un espace), un art artisanal de montage contribuant à un lien social (sur le modèle du tressage en groupe), un art de la coupe qui est une arme tranchante (sur le modèle de la guillotine), un art permettant la circulation des espaces-temps et la conservation des êtres et des choses (la tête guillotinée conservée chez l’anthropologue) – un théâtre utopique, un théâtre communautaire, un théâtre de la révolution, un théâtre anachronique.