Peut-être faut-il soutenir Chantrapas en dépit des carences qui se sont signalées récemment dans le cinéma d’Otar Iosseliani ; parce que Iosseliani fut un cinéaste passionnant et qu’il en reste forcément quelque chose. Parce que le plus mauvais film d’un grand présentera toujours, quoi qu’on en dise, plus d’intérêt que le meilleur film d’un petit.
Difficile de résister, de prime abord, à la grâce serpentine du style d’Iosseliani, à son sens intact de l’aléatoire (un sens qui nécessite une savante organisation). Le cinéaste revient en Géorgie, son pays d’origine. Il décrit le parcours d’un jeune cinéaste en butte aux autorités bureaucratiques qui empiètent — avec une sympathie désarmante — sur sa liberté créatrice. Repéré par un administrateur culturel français, il fait le saut vers l’Ouest — à Paris — et se rend vite compte qu’il n’a, en s’exilant, qu’échangé une forme de censure pour une autre. Le contrôle d’État a cédé sa place aux impératifs de rentabilité, les bureaucrates géorgiens aux producteurs français. D’une part et d’autre du continent, rien n’a changé : c’est toujours du montage dont on le dépossède. La censure, partout la même, a ses axes de symétrie.
La caméra d’Iosseliani a conservé toute sa souplesse, toute son élasticité. Elle circule et s’étend, par un usage prodigieux du zoom, dans des grands tableaux vivants où chacun se meut au profit d’une chorégraphie d’ensemble, sans jamais écraser les individualités fourmillantes qui en constituent les mille détails. Cette attention à une « généralité » de la scène, qui se manifeste chez le cinéaste par un certain recul, lui permet de culbuter dans le plan une foule d’éléments disparates et d’en extraire un burlesque lunaire, une poésie loufoque de l’inadéquation. Au niveau du son, cette même attention fond les dialogues aux bruits du monde environnant et en tire ce que l’on pourrait appeler — bien mal — une ambiance : ce n’est plus le clair détachement des mots, chacun rivés à leur sens, qui compte, mais un subtil brouhaha, dont le mouvement massif emporte la compréhension vers une forme de musicalité. Il y a, également, un réel bonheur à retrouver Pierre Étaix dans un rôle de producteur, Otar Iosseliani himself en exilé géorgien à Paris et Bulle Ogier en amie de la famille. Leur immersion dans une foule bigarrée d’acteurs non-professionnels conduit à une série de surprises réjouissantes.
Difficile, cependant, de passer outre l’amertume qui se dégage de cette structure bipolaire. Iosseliani nous abandonne au terme d’une thèse-antithèse un peu frustrante (la Géorgie, la France), sans trouver matière à transformer sa dialectique. Son héros semble accueillir la censure comme une donnée du monde contre laquelle on ne saurait lutter. La fuite dans le rêve, par l’entremise d’une belle sirène − qui surgit à plusieurs reprises des eaux au cours du film — constitue sa seule échappatoire, sa seule réponse en dehors d’une résignation butée. Faute d’une érection solide, envers et contre toutes les agressions, c’est plutôt une nostalgie coulante qui rafle la mise — ce dont atteste la fin du film, qui voit l’élément liquide l’emporter. Libre à nous d’y trouver des relents passéistes, un repli sur soi déroutant de la part d’un cinéaste dont l’œuvre demeure, à notre avis, une ode stimulante à la liberté, à la respiration, à la rupture de tout carcan. Quelque chose a craqué chez Iosseliani. Dans les pires moments du film, on a l’impression qu’une bile noire le pousse jusqu’aux excès du règlement de compte. C’est dommage : le spectateur n’a rien à voir là-dedans. De là à conclure que le tarissement d’une foi quelconque — dans une certaine façon de faire du cinéma, disons — concorde avec celui de son inspiration, il n’y a qu’un pas.