Les Jardins en automne d’Otar Iosseliani ne sont pas de ceux qui voient apparaître une fin de vie, ou une fin de vivacité. On retrouve dans ce nouveau film la gaieté d’Adieu, plancher des vaches, son humour, mais surtout son foisonnement. Vincent est donc ministre, et passe son temps, entre deux grondements de manifestants en colère et deux inaugurations de chrysanthèmes, à jouer aux échecs, aux cartes et à boire du bon vin. Sa maîtresse le quitte, il en trouve une autre. Il n’a plus de boulot, il en trouve un autre. Mais cette bonne humeur communicative ne suffit pas à faire de ce film une œuvre construite. Il part dans tous les sens, parfois pour provoquer un éclat de rire, et parfois quelques déceptions.
C’est un monde presque parfait que nous dépeint Iosseliani, un monde où l’on n’a que faire des petits tracas, où ces derniers prêtent à rire, à enchanter. Ainsi le dernier film du réalisateur des Favoris de la lune ou de La Chasse aux papillons naît-il une nouvelle fois, et peut-être plus que les autres, sur une idée : celle de l’éternel optimisme. On boit, on joue, on rit, on se prend des pots de chambre sur le chef, on valse en somme. C’est joyeux, c’est frais, drôle souvent. Mais cela ressemble trop rapidement à une suite de plaisanteries, inspirées certes, qui ne dévoilent cependant que rarement de cohérence dramatique. C’est foisonnant, bouillonnant, mais on s’y perd un peu.
Iosseliani a assez d’humour pour faire démarrer son film dans une boutique de cercueils. Toute la suite tente, avec succès, de prouver que, si la mort est omniprésente (mort sociale par la perte du travail, mort affective par le départ d’une amoureuse, mort physique par la présence de cercueils, de noirs, de changements constants de lieux et de recommencements), elle n’en est pas moins défaite. D’où la multiplication de saynètes et de mouvements de caméra : le mot d’ordre est toujours la gaieté, et le vainqueur n’est pas la réussite professionnelle, plutôt le retour auprès des siens, d’une famille choisie.
L’arrière-plan du film étant des manifestations de rue, on ne peut évacuer la question politique. Même lorsqu’il aborde des questions actuelles comme la situation des chômeurs, Iosseliani n’appesantit pas son film de morosité ou de discours idéologiques : il ne propose ni solution ni véritable critique. Il note l’existence de problèmes, et les montre sans faire référence à des faits ou des personnalités précises, dans un contexte atemporel. Jardins en automne est une sorte de traité métaphysique ou de fable (on note à ce propos la présence incessante des animaux), avec sa parabole ancrée dans le réel sur un mode de vie.
Le cinéma de Iosseliani est un art de détails : les êtres et les choses fourmillent dans son cadre, et la caméra semble être là pour les ordonner, leur donner un semblant de cohésion sans pour autant effacer la joie de vivre qui s’en dégage. Une statue grecque par-ci, des enfants qui jouent par-là, l’image n’est jamais vide de sens ou de matière. La matière est tout d’abord sonore : les bruits de la rue, claquements de portes, rires, musiques à des heures indues et cris des voisins qui s’ensuivent, font ressortir une représentation particulièrement éclatée de la vie urbaine et donne un rythme certain aux diverses histoires qui s’entrecroisent. C’est une grande ville de petites ruelles que filme le réalisateur d’origine géorgienne. Visuellement, Otar Iosseliani a choisi clairement le plan-séquence pour donner une fluidité à ce rythme, à cette succession de galipettes et de bouffonneries : il permet, selon les propres mots de l’auteur, « de faire couler cette rivière sans interruption ».
Et pourtant, en voyant un tel film, on en attendrait plus de cohérence justement. Car ce fourmillant se fait davantage brouillon au fur et à mesure des plans. On rit à gorge déployée devant le personnage de vieille dame joué par Michel Piccoli, mais on se lasse de cet enchevêtrement de gags. Une narration est bel et bien présente, mais ne transcende jamais le reste. À force de détails, il est fort difficile d’avoir une vision d’ensemble de Jardins en automne… parce qu’il n’y a pas d’ensemble. La linéarité de l’histoire (on suit Vincent dans ses diverses aventures pittoresques) est fondée sur les différents sketches dont elle est composée. À tel point que, lorsque le générique de fin apparaît, l’on ressente une désagréable impression d’inachevé. Parce qu’on a assisté à une suite de rigolades sans avoir l’impression qu’elle entrait dans une véritable histoire.
Les qualités cinématographiques d’Otar Iosseliani ne sont plus à prouver. Mais on aimerait qu’il se renouvelle, qu’il trouve d’autres sujets de comédies que les dîners entre amis qui se terminent sur la table, qu’il construise davantage sa douce et vivante folie féconde.