On avait laissé une Joe (Stacy Martin) en pleine fleur de l’âge, étendue et inerte à la fin de la première partie de ce diptyque, stupéfaite d’avoir perdu la moindre sensation de plaisir sexuel, ouvrant un gouffre béant sur le second volet de ses aventures. Comme un écho au début du film, où la nymphomane, sous les traits de Charlotte Gainsbourg, se retrouvait évanouie au fond d’une impasse, laissée pour morte. Pulsion sexuelle, pulsion de mort, le refrain est certes bien connu, mais c’est plutôt dans la figure du cercle vicieux, d’un retour incessant au même point de départ – en somme l’impasse que tressent ensemble la petite mort et la « grande » – qu’il faut aller regarder pour comprendre les intentions du cinéaste danois. Car Nymphomaniac, jusqu’à sa conclusion, délimite un tracé circulaire, un emprisonnement.
Grotesque et sublime
Connaissant Lars Von Trier, difficile d’imaginer que cette seconde partie puisse ressembler à une balade hédoniste consacrée à la recherche d’un plaisir perdu. C’est pourtant par une lumineuse séquence dédiée au premier et seul véritable orgasme de Joe – alors jeune fille – que s’ouvre ce nouveau chapitre. Située dans un champ, on y détecte le même type d’imagerie lourdingue qui faisait ravage dans la première partie (analogie entre séduction et pêche à la mouche), sous la forme de plans de coupe sur des abeilles qui butinent, de l’eau qui coule, le soleil…pour aboutir à une lévitation. Épiphanie qui serait parfaitement indigeste si LVT n’y ajoutait pas une touche de grotesque pour faire allègrement déborder le vase, avec l’apparition de deux figures christiques dans le ciel, adoubement narquois et sublime par le sacré. C’est la ligne où se tient maintenant LVT, la seule issue satisfaisante de son cinéma : lorsque le grotesque (touche d’humour apparue récemment dans ses films) rencontre le sublime (pompe habituelle du grand auteur international), formant ainsi un couple rivé au personnage de Joe, et qui pourtant permet de sortir de sa psyché, de la regarder avec un peu plus de hauteur.
Et par la même occasion, de considérer ce cinéma si empreint de puissance avec un second degré qui lui sied bien. La fin du film, impasse – on y revient toujours – roublarde et infernale, ne dit pas autre chose de ce que LVT est devenu aujourd’hui : un auteur plus que jamais égocentrique et avide de contrôle (il suffit de voir la campagne marketing autour du film), mais qui accède du haut de sa pyramide à une forme de détente qu’il évacue par le rire. Que ce soit un rire cinglant (le chapitre 3 : « Madame H. »), ironique (une coucherie avec deux blacks) ou coquin (la séquence du restaurant), il sort le cinéma de LVT de sa solennité et lui donne une ampleur caustique, qui vient neutraliser les stratagèmes d’intimidation et les élans du sublime. Un rire qui prend corps avec les situations, et s’évapore dès que Nymphomaniac replonge dans ses travers discursifs.
Le corps et la raison
Le film est basé sur un échange entre deux personnages – un dispositif connu, moteur laborieux de relance d’une action divisée en chapitres – qui forme des digressions liées au récit de Joe. Transitant par l’intermédiaire de Seligman (Stellan Skarsgård), elles ne valent malheureusement que pour leur propre érudition (seul le chapitre consacré à « La Petite École d’orgue » forme un véritable projet de mise en scène), un affichage de connaissances éparses où LVT se sert la soupe à lui-même, se gargarise d’un savoir quelque peu autoritaire. Envisagé sous l’angle d’un échange discursif à la Diderot, ou d’un conte philosophique à la Voltaire, cet affrontement de deux conceptions, deux philosophies de vie opposées (d’un côté, l’esprit, le monacal ; de l’autre, le corps, le « Mal ») pourrait présenter tout un éventail de frictions, de contradictions, de rapprochements (nymphomane et ascète, revers d’une même médaille ? Seligman, corps raide et prisonnier de la raison/Joe, corps libéré et pourtant sous la contrainte de son addiction ?). Et pourtant, l’échange se limiterait presque ici à un arrêt aux stands pour refaire le plein d’une sainte parole, et ensuite repartir sans avoir semé le trouble, créé une véritable interaction, ou produit la moindre étincelle.
LVT est un cinéaste plus à l’aise avec l’exhibition des corps qu’avec celle des mots. L’accession à l’intime se fait chez lui via l’exploration de la nudité, pour pallier à une déficience certaine en matière de psychologie des personnages. La psyché est affaire de corps, que ce soit au cours de séances d’humiliation infligées par Jamie Bell (K., étrange médecin de la douleur, entre violence et prévenance) que d’une séquence où le sexe de Jean-Marc Barr (élégamment nommé « Le Débiteur ») sert de détecteur de mensonges. Mais elle est toujours ramenée à la pauvreté avec laquelle LVT formule ses enjeux : une attirance pour K., celui qui vous fait du bien puisqu’il vous fait du mal, ou la découverte de l’odieuse nature de la sexualité du Débiteur. Cette sécheresse tend à apposer sur le front du cinéaste l’étiquette tant répandue à son sujet de petit malin, qui cherche la provocation et l’outrance pour le simple plaisir de dévoiler la perversité de l’âme humaine.
Au-delà du seuil
Mais il serait un peu court de terminer là-dessus, tant le cinéaste accompagne la trajectoire de Joe vers l’amertume et la solitude de l’âge avec une réelle attention. On ne peut s’empêcher d’y voir en creux le parcours d’un LVT passé du statut d’agitateur à celui d’auteur évoluant dans sa tour d’ivoire. Malgré la volonté de contrôle de Joe/LVT sur sa sexualité/ses films, ceux-ci leur échappent, et laissent entrevoir les signes d’un affaiblissement progressif. Leur nature démiurgique les rattrapent, pour les mettre face à leurs propres failles : on ne peut se débarrasser de sa sexualité, comme on ne peut pas se soustraire à une étiquette qui vous colle – à tort ou à raison – à la peau. C’est l’essence même de l’ultime séquence du film, où le naturel réapparaît au galop et dessine un futur obstrué pour Joe. Le cinéaste revient sur ses pas et tente cette dernière coquetterie, celle de refermer son film sur un rire démoniaque, chassant d’un revers de la main la possibilité qu’on lui colle la plus insupportable des étiquettes qui existe à ses yeux : celle d’un auteur arrivé à maturité. Car au-delà de ce seuil de la sagesse (à laquelle Joe aspire), il n’y a plus que du noir, que le néant d’une mort qui ne peut être perçue comme une libération.