À chacun sa pornographie. Temps et cinéma bien agencés profitent à un imaginaire singulier (Matthew Barney) et à une construction documentariste du maître du genre (Larry Clark). La « trouvaille » artistique ou visuelle du décadrage, de l’image de télévision et d’un furieux montage (Richard Prince et Marco Brambilla) sied mieux à l’historien d’art contemporain. L’ineptie (Sam Taylor-Wood) et le parti pris sur l’intime (l’humour de Marina Abramovic et le clip de Gaspar Noé) n’ont que faire du cinéma…
Ce film trop long, où certains noms font immanquablement office de caution au projet, n’échappe pas à la règle qui veut que l’image pornographique se confronte au temps comme au risque de la pensée ou de l’ennui et de la vacuité. La pornographie n’est ici plus un genre mais une nature d’image (voire des images recontextualisées par des vidéastes contemporains). Mais si le film n’est pas inutile, c’est qu’il assume la diversité des démarches : une poétique rencontre sexuelle entre Green Man et un engin de chantier terreux (Hoist) ; une manipulation d’image (dessins animés et images vidéos) (Balkan Erotic Epic) ; un détournement de film pornographique (House Call) ; un documentaire autour de la première fois « pornographique » d’un jeune homme américain adepte du genre (Impaled) ; une performance de montage (Sync) ; une performance masturbatoire dans le désert (Death Valley) ; et un clip des mises en scène intimes et solitaires d’un homme et d’une femme réunis par un montage et autour d’une cassette vidéo porno (We Fuck Alone).
Dans Hoist, l’homme nu est Green Man, un personnage sorti de l’imaginaire de Mathew Barney. Magistralement musclé, il est couvert de terre séchée et de végétation naturelle et synthétique, l’anus obstrué par une sorte de navet et un bouquet à la bouche. La beauté surgit d’une mécanique voluptueuse qui allège l’engin aux roues boueuses de cinquante tonnes de toute dangerosité et saisit le plaisir d’un contact bien improbable. La pornographie est ici source d’imagination. Le titre pompeux rejoint les lourdes interventions de l’autrice de Balkan Erotic Epic. L’artiste présente avec humour des performances sexuelles d’hommes et de femmes de tous âges, sur fond de commentaires sur des traditions régionales… La pornographie se voudrait ici source d’humour – ou non. Réutilisant des images déjà montées, House Call introduit avec lui l’idée d’une chronologie et d’un âge dans la pornographie. À travers le physique de l’actrice, le medium de télévision, le scénario éculé du docteur, la liberté et l’amateurisme de la prise de vue extérieure, tout cela sans le son originel, le court métrage évoque une pornographie datée pour un spectateur d’aujourd’hui qui regarde différemment ces images. La pornographie est ici source d’histoire de l’image.
Fidèle à lui-même, Larry Clark dans la commande d’Impaled n’abandonne ni la pornographie à l’image, ni le rêve fou du pornographe de prélever le réel et le sensible d’une vraie émotion sexuelle. Pour les interviews de son nouveau documentaire, clin d’œil à l’idée du dispositif de l’art vidéo contemporain, le réalisateur, comme à son habitude, caste. Il reçoit dans une pièce étroite plusieurs jeunes hommes américains spectateurs du cinéma pornographique et recrutés sur annonce, en vue d’une possible relation sexuelle avec une travailleuse du sexe. Les jeunes hommes parlent de leur rencontre et de leur vie avec la pornographie et découvrent leur corps devant la caméra, dans un visible marché de dupe d’où sortira vainqueur sans surprise (pour les spectateurs attentifs aux corps des films de Clark) le galbe physique d’éphèbe. Le chanceux endosse alors à son tour le rôle du casteur d’actrice porno et introduit un étrange écart entre l’attention portée à la parole professionnelle et la force stéréotypée des fantasmes et des attentes sexuelles. Dans le long coït filmé frontalement, et comme en conclusion du documentaire, entre l’élu et la professionnelle du genre, l’écart se rejoue entre celle qui geint et récite un texte célèbre sur commande, jusqu’au regard caméra attendu, et une concentration, un silence et un plaisir évident pour le néophyte. Le documentaire pose là la contradiction entre l’argent et l’addiction sexuelle des jeunes gens et la constatation que la pornographie peut être une pratique sexuelle parmi d’autres. Les visages réunis autour du sexe par Larry Clark amorcent chacun une histoire : un viol, un pucelage, un système professionnel, la première fois, la force de la domination raciale et hétérocentrée dans certains imaginaires (le racisme de l’ancien GI américain revenu d’Irak qui parle des femmes autochtones « voilées et odorantes » !). À l’image, les corps offerts à la caméra redoublent la plastique de la pornographie au centre de l’image : les sexes ras des hommes, les éjaculations faciales qui devraient conclure, les corps lisses et bronzés des actrices… La pornographie est la source d’une œuvre documentaire et fictionnelle centrifuge autour de la construction de l’individu à travers sa sexualité. Sans aucune contestation possible, l’exercice rappelle aux ultimes incrédules que nous avons affaire à un maître cinématographique dans la confrontation entre cinéma et pornographie, guidé par une quête du graal : la captation du trouble sexuel.
Sync est un kaléidoscope très rapide de milliers de micro plans de films classiques hollywoodiens, de films pornos et de séries. Il démultiplie deux corps, deux visages et deux organes, masculin et féminin, à portée de sexe de l’autre, en construisant une progression de la bouche aux organes. Le solo de batterie accentue les mécaniques de l’image. Pour cet artiste contemporain épris d’effets visuels, et ancien publiciste, la pornographie est ici prétexte à un jeu de montage. Death Valley, court métrage inutile, croit confronter un paysage mythique à la performance masturbatoire d’un homme. Ici rien, pas même de la pornographie, seulement un homme à terre. We Fuck Alone est un titre-slogan : Nous baisons seuls. La bande son (amalgame post-synchronisé de cris de bébés, respirations fortes et battements de cœurs) et le travail ostentatoire de l’image en clip (caméra en mouvement continuel, montage stroboscopique comme un clignement d’œil) rappelle Irréversible. Le topo : une petite fille en prise avec son ours en peluche contre/avec un punk fashonista qui contrôle sa poupée gonflable jusqu’à lui poser le gun dans la bouche. Une fois compris le truc, vous pouvez abréger l’expérience, la pornographie est ici source de reconversion de stéréotypes (effet glamour désiré ? garanti ?).