Spring Breakers rappelle qu’il ne faut jamais se fier aux apparences : malgré ses stars Disney Channel et son esthétique flashy de film de vacances trash, le nouveau film d’Harmony Korine n’a rien d’un film de genre. N’aimant rien tant filmer que « l’ingrat » de ce bas monde, l’ex-kid qui a écumé les travées insanes de l’Amérique, de Gummo (1997) à Trash Humpers (2009), investit la culture pop des années 2000 pour livrer une bombe irradiant le sentiment d’une époque, où des adolescentes en « Spring Break » se révèlent cousines du golden-boy de Cosmopolis plus que des monomaniaques d’American Pie. Son cinéma-Silène s’en trouve exalté comme jamais.
Il y a dix ans, déjà, sortait Ken Park de Larry Clark, écrit par Harmony Korine. Trois adolescents fantasmaient, à rebours de leur vie gâchée par l’amertume adulte, une île baptisée Paradise où ils pourraient faire l’amour toute la journée, jouissant de tout leur être. Spring Breakers fait de cette vision adolescente d’un monde repensé à l’échelle du plaisir sexuel son point de départ, sauf qu’à la quête lyrique d’un espace libre pour désirer s’est substituée une course collective à la jouissance. Le « Spring Break », soit les vacances que passent les étudiants américains après leurs examens de printemps et dont le principe n’est ni plus ni moins que l’orgie, c’est le lieu d’assouvissement de tous les désirs adolescents, le creuset qui formulerait la teneur d’une affirmation contre la rigueur du monde adulte. En s’attachant à un groupe de quatre jeunes filles fauchées prêtes à tout pour vivre à fond leur Spring Break, Harmony Korine plonge au cœur de ces désirs et en dévoile la forme actuelle : une débauche de chair, de poses toutes plus explicites les unes que les autres qui crie au monde sa puissance sexuelle, et qu’alcool et drogues viennent encore décupler. C’est de cette réalité que part Spring Breakers – ce qui ne signifie pas, bien au contraire, qu’il s’en contente, loin d’être une adaptation « prestige » d’American Pie, la saga comique teen des années 2000.
De Gummo et l’indécrottable crasse d’une bourgade ravagée par une tornade aux nihilistes aux masques de vieillards s’acoquinant avec les poubelles du dernier Trash Humpers, Harmony Korine a élaboré une poétique de l’ingrat qui a soulevé du fin fond des terres de l’Amérique un monde de freaks à la vision sens dessus dessous, déglinguant jusqu’à l’emblématique cellule familiale américaine dans Julien Donkey-Boy. Son cinquième film possède le même élan que son premier coup de force, Gummo : contre toute demi-mesure, filmer le monde sans peur et sans garde-fous. Une même manière d’exploser la grille de lecture du monde au fond de tout regard, comme un surmoi poisseux bridant le visible, préside. Spring Breakers s’ouvre ainsi sans cérémonies : c’est littéralement poussés au cœur de la chair débordante et hypersexuée du Spring Break, captée au ralenti, que le film nous cueille, dans une pure et immédiate torsion du regard qu’accompagnent les circonvolutions bombastic de la musique de Skrillex ; aspirés dans le mouvement de la fête mais avec une sorte d’extralucidité, de mise en relief monstrueuse qui remet à plat tout binarisme. Dans cette ouverture psychotrope, tel un œil désireux du monde dans toute sa disproportion, il ne s’agit plus seulement de ce qu’on néglige de voir mais d’un trop-plein qui assaille, excède et dont seul le ralenti peut nous y faire appréhender une ambivalence. Avec une telle ouverture, proprement tordante, l’« œil diabolique » du cinéma qui malmène l’idée d’une limite du visible trouve une fulgurante nouvelle occurrence.
Dans Spring Breakers, la difformité et la fange ont laissé place à la culture pop adolescente, passant de ce qui serait immonde à un pan culturel capable de raccorder au plus vil de l’époque. Soit des héroïnes aux visages de stars de l’écurie Disney – Selena Gomez (l’ex-petite copine de Justin Bieber) et Vanessa Hudgens (star des High School Musical) – ou de poupées Barbie – Ashley Benson et Rachel Korine – et, surtout, l’esthétique du Spring Break abreuvée à la trivialité de MTV et au clinquant des clips de rap West Coast. Sur une bande-son allant de Skrillex au gros rap qui tache de Rick Ross, en passant par les refrains incontournables de Britney Spears, Faith (Gomez), Brit (Benson), Candy (Hudgens) et Cotty (R. Korine) déploient toute une culture pop tourbillonnante qui agit comme un lointain et incessant appel à une vaste foire. Partir en Spring Break, c’est avant tout balayer le fameux indie cute de suburb – maisons-carte postale et rayon de soleil pour seul événement – qui retenait prisonnières les sœurs Lisbon de Virgin Suicides. Mais Spring Breakers se hisse justement au-delà de cette dialectique devenue norme. Le Spring Break n’y est que la voie la plus commune pour parvenir à un sentiment de vie extatique que le film distille par étapes, selon l’engagement de chacune des quatre. À la manière de la structure narrative de jeux vidéo par paliers que développait également Larry Clark dans Wassup Rockers, le récit laisse de côté ceux qui ne peuvent aller au bout de l’idéal lancé par la fièvre de l’évasion (par peur ou par défaillance). La démesure de la gangsta attitude dont le but est de s’affirmer plus fort que tous les autres, soit la logique du swag, et qui surgit avec Alien, le caïd à tresses pathétique mais dangereux interprété avec une empathie subtile par James Franco, est le véritable tremplin vers l’ivresse recherchée : en les sortant de prison où elles ont été envoyées pour le braquage qui a payé leur virée, il compte en faire ses amazones à cagoules roses et fusils à pompe dans la guerre de gangs qui l’oppose à son ami d’enfance (joué par le rappeur Gucci Mane).
Spring Breakers n’est rien d’autre que cet élan qui pousse ce groupe de filles sur la route. Sa puissance, c’est d’être, non pas un crescendo dramatique artificiellement extatique, mais une sorte de mise en scelle permanente, d’insatiable exhortation. Suivant la trame spiralique d’une relance perpétuelle, l’élan fantasmatique de ces adolescentes trouve sa part d’envoûtement. Par son horizon fiévreux, le film est plus fragile qu’il n’en a l’air et menacerait plus d’une fois de s’enliser s’il n’était tout entier tendu vers l’explosion de sa fin. Toute une partie du film consiste ainsi à projeter l’horizon d’une déflagration qui hante le montage : des bruits de chargement d’une arme ou de détonation font claquer les cuts, comme si chaque scène tentait de se hisser un peu plus vers quelque chose d’ultime. Mimer des coups de feu comme Candy, s’exalter sur quelques gestes – la scène du braquage du snack qui défile par la fenêtre d’une voiture comme dans un rêve, comme un film que Brit, Cotty et Candy se jouent à elles-mêmes, cristallise cette fébrilité. Tel un flux de conscience, le film ne cesse de remettre en jeu ses images, comme s’il relançait à tout instant les dés pour se réévaluer à l’aune du climax qu’il quête. Le « Spring Break for ever », cri de ralliement des fêtards répété ad nauseam, devient une ritournelle qu’Alien reprend jusqu’à la fin comme un chant mortifère de soldat paré pour son ultime assaut. Avec sa giration envoûtante et son incessant retour sur lui-même, Spring Breakers recèle le même vertige de mise en scène d’un désir de désir que Cosmopolis et son odyssée en limousine. « Live life for the fullest » : la punchline hédoniste d’Alien raccorde avec l’« envie d’être embrasé à tous les niveaux » d’Eric Packer, héros du film de Cronenberg. La même quête inassouvissable d’intensité fait de ces deux films les formes épiphaniques d’un sentiment de notre époque.
Retourner le monde, c’est le mouvement qui conduit Spring Breakers, expérience perceptive, inédite d’ambivalence, d’un monde mené à son point de non-retour. Non pas seulement nous embarquer dans le mouvement à l’immanence insoluble du Spring Break pour renverser le regard comme Gummo le faisait avec ses parias ; non pas seulement dépasser les fantasmes adolescents pour ouvrir sur son corollaire, la tentation de l’illégalité, avec la mythologie gangsta ; mais bien extraire de ces images de la culture pop des années 2000 un regain de subversion, une remise en mouvement, elles qui se sont figées dans un glacis de couleurs affriolantes (cette même « image gelée » que Faith, première à partir, attend du Spring Break). En se glissant dans ces représentations, comme avec les cuts transformés en détonations empruntés aux clips de rap, Harmony Korine met à l’épreuve jusqu’à épuisement la vacuité d’une impunité de la culture pop. Comme s’il fallait extraire, presque en chaman, de ces images zappées, mises au rebut au cœur même des années 2000, le désir perdu dans la norme, la fronde sauvage qui les impulsait. Alors, dans un ultime retournement qui fait la véritable image proprement cristallisante du film, sidérante avec ses bikinis phosphorescents comme des ectoplasmes, sur le cadavre encore chaud de « l’aliéné » qui les a menées à leur embrasement, quelque chose perce, à la lisière d’un nouveau monde, gains et pertes encore à peine démêlés.