Jan Kounen « récupère » Gabrielle Chanel à peu près là où Anne Fontaine l’avait laissée à la fin de Coco avant Chanel, autour d’un événement déterminant de son existence : la disparition de Boy Capel. Mais il n’entend pas proposer un nouveau volet d’une épopée consacrée à Coco. Comme le suggère le titre, Coco Chanel & Igor Stravinsky s’intéresse aux effets de la rencontre de deux grandes figures culturelles du vingtième siècle : une créatrice de mode influente et un compositeur dans la tourmente. Plus mesuré que d’habitude, Jan Kounen use avec pertinence des outils visuels et sonores à sa disposition, pour illustrer le tourbillon passionnel et artistique de cette rencontre intellectuelle et physique sur le mode du huis clos. Le résultat est assez convaincant, même si la tension se mue parfois en torpeur.
A priori, l’équation « Chanel + Kounen » n’allait franchement pas de soi. Elle semblait même plutôt frôler l’oxymore. Mais qu’est-ce que le réalisateur de Dobermann (1997), Blueberry (2004) et 99 francs (2007) allait faire dans les jupons de cette femme austère, qui attise en ce moment tant de convoitises cinématographiques ? Après un générique-signature en noir et blanc, aux motifs psychédéliques évolutifs, le style se fait franchement plus classique qu’à l’accoutumée chez le fils de pub coutumier des effets visuels excessifs et des montages syncopés. Mais Jan Kounen change-t-il de cap ou se glisse-t-il le temps d’un film dans la peau d’un autre ? Alors que Jean-Pierre Jeunet lasse et s’embourbe dans son univers « fantastico-mystérieux-enfantin-bigarré », où il semble ne plus rien avoir à dire (voir le récent et inutile Micmacs à tire-larigot), Jan Kounen opère un choix stratégique en se détachant de ses tics stylistiques agaçants. Se confronter à Chanel et Stravinsky impose de fait une rigueur nouvelle. Le choix de son sujet le contraint à changer. Du coup, Kounen s’en tire plutôt bien par rapport à ses tentatives précédentes, où l’esprit ludique l’emportait de loin sur l’ambition artistique. Merci qui ? Merci Coco.
En 1920, écorchée vive par la mort de Capel, disparu un an plus tôt, Coco Chanel rencontre Igor Stravinsky, réfugié à Paris suite à la révolution russe. Le compositeur vit dans une chambre miteuse avec son épouse Catherine, atteinte d’une leucémie, et leurs quatre enfants. Gabrielle leur ouvre les portes de sa demeure de Garches, où Stravinsky travaillera à son aise pendant deux ans. Reclus dans des intérieurs expressionnistes à l’image des tenues en noir et blanc d’une Chanel mystérieuse et sévère, le compositeur va nourrir une fascination grandissante pour sa bienfaitrice, sous le regard résigné de sa femme, dont la maladie s’aggrave à mesure qu’elle voit les deux amants emportés par une passion impudique. Avec sa démarche nonchalante, son port de tête altier, sa voix chaude et rauque, Anna Mouglalis compose une Gabrielle Chanel à la froideur fascinante. Que cette femme prenne vie tour à tour sous les traits d’Audrey Tautou et d’Anna Mouglalis en l’espace de quelques mois ne constitue en rien une gêne à la crédibilité de l’incarnation. Chacune des actrices représente une étape de la vie de cette femme aussi charismatique que mystérieuse. La pudeur et la distance de Mademoiselle servent aujourd’hui des réalisateurs libres d’investir cette figure quasi-patrimoniale de tous leurs fantasmes. Archétype d’une féminité puissante, Chanel devient un personnage cinématographique polymorphe. Anna Mouglalis s’impose en quelques plans comme le visage d’une Chanel adulte, brisée par le cours tragique de sa vie personnelle, mais dotée d’une confiance indéfectible grâce à son assise professionnelle. Si la question des choix de distribution paraît difficile à occulter, les films de Fontaine et Kounen ont fort peu en commun au-delà du fait de s’intéresser à une même personnalité. Dans un style sage et académique, plus proche du téléfilm que du cinéma, le respectueux Coco avant Chanel reconstituait la jeunesse chaotique d’une chrysalide indépendante et déterminée, pour s’achever sur l’éclosion resplendissante de Coco. Le visage mutin et la voix gouailleuse d’Audrey Tautou correspondaient à l’idée que l’on peut se faire d’une jeune Chanel encore un peu candide. La comparaison de photographies de Chanel et Tautou attestait d’ailleurs une ressemblance physique indiscutable. Le film alimentait le mythe Chanel et témoignait de la fascination de la réalisatrice pour le personnage qu’elle ressuscitait à l’écran.
En s’intéressant à un épisode méconnu de la vie de Mademoiselle, Coco Chanel & Igor Stravinsky choisit une autre direction. Le personnage féminin n’est plus qu’une pièce de l’équation dans un récit sensoriel sur les difficultés de la création. S’il commence sur la mince silhouette d’Anna Mouglalis bataillant avec un corset oppressant (un cliché…), le film débute réellement par une scène fleuve consacrée au premier grand échec public de Stravinsky en 1913. Cette majestueuse reconstitution de la première du Sacre du printemps au Théâtre des Champs-Élysées apparaît déjà comme une raison suffisante de voir le film. Jugées contraires aux critères de qualité néoclassique alors en vigueur, la musique nerveuse d’Igor Stravinsky et la chorégraphie spasmodique de Vaslav Nijinski déclenchent la colère du public, dont les cris couvrent rapidement le son des instruments. Dans la salle, Gabrielle Chanel, impassible, paraît envoûtée par la musique de Stravinsky. La reconstitution de l’émeute dans le théâtre relève de la performance cinématographique, mais l’intérêt de la démonstration dépasse le travail de recherche documentaire et de reproduction historique (déjà monumental). Dans cette grande scène inaugurale, le plan-séquence se fait prolepse, permettant d’enlacer Chanel et Stravinsky sept ans avant leur première rencontre, dans un mouvement d’appareil aérien. La musique du Sacre du printemps contamine tous les espaces, débordant la barrière écranique pour envelopper la salle de cinéma dans une vibration envoûtante. Dès lors, les compositions de Stravinsky pourront se constituer en voix, dans une diégèse claustrophobique où les échanges verbaux seront toujours sporadiques et douloureux. La musique du compositeur russe et les compositions originales de Gabriel Yared se mêleront à merveille à l’oreille du non-initié pour signifier l’ivresse des sens et la violence des passions, dans un huis clos psychologique soutenu par la beauté de la photographie. Le travail sur le clair-obscur sublime les silhouettes des acteurs du drame. Les grands angles accentuent le sentiment d’étouffement dans l’étrange villa de Garches, où la décoration de chaque pièce apparaît comme un cycle du style Chanel. Le jeu sur la profondeur de champ permet de rendre compte des tensions entre les personnages féminins. Et Catherine de se noyer dans le flou d’un environnement où elle semble de trop, alors que Coco brille nettement, surgissant toujours de nulle part.
En 1920, Coco Chanel bouleverse les rapports sociaux de sexe en s’affirmant en position de force dans le monde des affaires comme dans sa vie intime. Sa première boutique est financée par les fonds de son amant Boy Capel, mais elle lui rembourse jusqu’au dernier sou pour avoir tout le contrôle de son entreprise. Le film suggère qu’après la mort de cet homme Gabrielle ne peut plus être que Coco : un bourreau de travail, une patronne autoritaire et intransigeante, une coquille vide d’émotions. Stravinsky réveille ses sens, mais son cœur demeure éteint. Face au compositeur russe dont elle admire la virtuosité et l’audace, sa détermination naturelle devient domination : c’est elle qui possède l’aisance matérielle, le succès public et la maîtrise des émotions. Les choix de mise en scène et de cadrage suggèrent d’ailleurs souvent le déséquilibre entre les deux amants dans la villa de Garches. Les seuls moments où l’homme reprend (croit reprendre) le dessus sont ceux où il couvre de son corps musclé la fragile silhouette de Gabrielle. Filmés en plongée totale ou au ras du sol, dans la durée, leurs corps à corps transpirants demeurent des affrontements. De la confrontation de deux personnalités sur l’autel du désir, un seul peut réchapper. Quand Stravinsky laisse éclater son mépris pour l’activité professionnelle de Chanel, elle affirme sèchement son succès indéniable et assoit son emprise en tenant son amant à distance. L’atmosphère sonore rend palpable la tension permanente stimulant deux artistes en pleine ascension, dont l’attirance physique nourrit l’énergie créatrice. À la douleur amoureuse de Stravinsky répond la puissance glaciale d’une Chanel hermétique aux sentiments. Le visage anguleux de Mads Mikkelsen offre une fragilité inattendue à un Stravinsky envoûté par le charisme d’une femme intransigeante, luttant contre sa propre sensibilité. Le rythme lent du film peut paraître pesant, mais il est aussi nécessaire pour rendre compte des affres du désir et des tourments de la création dans une triangulaire amoureuse aussi productive que destructrice.
Évidemment, la lenteur d’un drame psychologique peut lasser. L’utilisation de la grammaire filmique, certes cohérente et mesurée, contribue à une langueur quelque peu monotone. Mais ce qu’on regrettera surtout, c’est cette conclusion franchement mièvre, où l’on retrouve Mouglalis et Mikkelsen méchamment grimés. Le film suggère un lien quasi transcendantal persistant entre Gabrielle et Igor longtemps après leur aventure, jusqu’à leur dernier souffle (tous deux étant décédés en 1971 à quelques mois d’intervalle). Il est bien dommage de terminer sur cette note grotesque, qui vient malheureusement balayer les qualités attribuables à un film dont on n’espérait pas tant.