Née en 1883, Mademoiselle de la rue Cambon a vécu jusqu’à 87 ans: une vie longue et riche en événements, impossible à résumer en un seul film, mais riche en ressources pour un cinéma français flirtant de plus en plus souvent avec les récits à caractère biographique. Sur la jeunesse de la célèbre créatrice, nous n’en savons que fort peu. D’autant plus que celle-ci mentait comme elle respirait, inventant des anecdotes sur son passé au gré de son humeur. On comprend donc l’intérêt d’Anne Fontaine pour cette période obscure de la vie de Coco Chanel, pourtant fondatrice du devenir de la fameuse Maison. La réalisatrice, qu’on avait quittée déçus l’an passé après La Fille de Monaco, nous offre cette fois-ci un beau moment de fantasme, à la recherche de l’authentique Mademoiselle.
Alors que La Môme (Oliver Dahan, 2007) souffrait de sa folle volonté d’exhaustivité, Coco avant Chanel fait preuve d’une humilité louable. En se concentrant essentiellement sur la jeunesse de Gabrielle Chanel, avant son arrivée à Paris, le récit couvre une période qui n’oblige pas à user outre mesure de maquillage sur le visage dur et mutin à la fois d’une Audrey Tautou tout en retenue. On évite avec bonheur le côté performatif de la représentation purement biographique, où la reconstitution iconographique et l’incarnation mimétique d’une célébrité étouffent souvent l’intérêt intrinsèque de l’objet film. Avec Coco avant Chanel, le spectateur se laisse emporter par un personnage fictionnel intrigant et attachant. Le film fait l’économie du côté un peu moralisateur d’une success story intégrale, qui aurait fait étalage de la gloire éblouissante d’un individu parti de rien. Exit le biopic, merci Anne Fontaine !
Le temps du générique suffit à présenter la misère familiale qui entoure le personnage: orpheline de mère, la petite Gabrielle attend toutes les semaines devant les portes du pensionnat un père qui ne reviendra jamais. Cette seule séquence permet de faire comprendre l’ensemble des comportements ultérieurs d’une femme consciente de ne pouvoir compter sur personne d’autre qu’elle-même. Après ce prologue, le récit se concentre sur les débuts de Gabrielle en société et sur sa relation avec Étienne Balsan (Benoît Poelvoorde), chez qui elle trouve refuge après que sa sœur Adrienne (Marie Gillain) l’eut quittée pour un homme qui ne l’épousera jamais. Contrainte d’abandonner ses rêves de chanteuse et d’artiste (faute de partenaire de scène et de talent), Gabrielle vit malgré elle aux crochets de Balsan, ancien officier de cavalerie, féru d’équitation, de courses et de chair féminine. Au meilleur de sa forme, Benoît Poelvoorde propose une belle composition dans le rôle du nanti fainéant, moins narcissique et plus sensible qu’il n’y paraît. Quand celle que Balsan surnomme Coco se détourne de lui pour s’éprendre de Boy Capel, elle prouve son indépendance de cœur et d’esprit et affirme sa volonté de faire sa propre fortune par le fruit de son travail. Balsan prend la mesure du caractère exceptionnel d’une jeune femme qui ne se résoudra jamais à vivre dans son ombre et qui sera bien plus qu’une simple originale en costume d’homme.
On peut reprocher au film son manque de densité événementielle et son esthétique parfois téléfilmesque. Mais on reconnaîtra que la fluidité d’une construction narrative chronologique reste agréable à suivre. Le film évite en effet toute fioriture stylistique afin de se concentrer sur son seul sujet : la surprenante Gabrielle, si différente, si marginale, si déterminée. Annonciatrice et accompagnatrice de l’évolution des rapports de genres au XXe siècle, Coco Chanel apparaît devant la caméra d’Anne Fontaine comme un modèle universel et moderne de féminité accomplie, bien au-delà des limites du monde de la haute couture et de la mode. En ceci, la réalisatrice entend nous faire comprendre toutes les implications de la devise de Mademoiselle : « Chanel ce n’est pas de la mode, c’est un style », et pas seulement un style vestimentaire, mais aussi un style de vie et de pensée, une manière d’être.
Coco avant Chanel participe assurément de ce goût sans cesse renouvelé du cinéma français pour la fiction patrimoniale, où retour nostalgique sur le passé, costumes d’époque et décors soignés constituent toujours la base d’une réflexion sur les enjeux de la condition féminine, quelle que soit l’époque abordée. Le personnage de Coco, tel qu’imaginé par Anne et Camille Fontaine (co-scénaristes du film), n’est pas non plus sans rappeler les grandes héroïnes austeniennes. Il y a un peu d’Elinor Dashwood (Raisons et Sentiments) et d’Elizabeth Bennet (Orgueil et Préjugés) dans cette vision cinématographique de la jeune Chanel : une même envie d’indépendance et d’autonomie, une même soif de connaissance, un même franc-parler, une même frustration de sentiments, un même besoin d’exister… Comme dans la plupart des récits gynocentrés, le film n’évite pas quelques passages romanesques empreints de sensibilité. Mais Anne Fontaine parvient à mesurer suffisamment la place accordée aux problèmes du cœur pour que le film ne sombre pas dans le mélodrame. Ainsi c’est avec simplicité et sobriété que la perte de l’unique amour de sa vie est annoncée à Gabrielle, puis signifiée à l’écran. Tout au long du film, la mise en scène et les choix esthétiques tentent de correspondre au tempérament et au style de Coco Chanel: pas de lyrisme excessif, pas d’éléments superflus.