À l’heure où seront publiées ces lignes, il y aura près d’une semaine qu’aura été lancé le site letempspresse.org et son pendant 8, parties intégrantes du dispositif politico-médiatico-viral construit autour des « 8 objectifs du millénaire pour le développement », énoncés et validés par l’ONU en 2000. Une semaine, déjà, alors qu’indéniablement le temps presse. Mais une semaine aurait-elle changé quelque chose ? Pour toutes ses bonnes intentions, 8 pourrait bien être une route vers l’enfer…
En l’an 2000, l’ONU édictait donc ses « 8 objectifs[…] », une déclaration d’intention qui, certainement, sonne bien mais qui, au vu des difficultés et des conflits d’intérêt que suscite la moindre déclaration onusienne à l’échelle mondiale, donne plutôt une impression d’effet d’annonce. Avec une certaine lucidité et beaucoup d’ambition, les deux instigateurs de cette campagne décident à cette époque de monter le projet qui aboutit aujourd’hui à la campagne letempspresse.org / 8 : donner une résonance médiatique à cette déclaration, afin de sensibiliser l’opinion. Car il en va ainsi aujourd’hui : le scepticisme et l’inertie politique, la multiplication de l’info réclament une présence médiatique des plus insistantes – virale – pour qu’une cause existe. Certains parleront d’idéologie simplifiée, prédigérée.
Ne tirons pas sur l’ambulance. Le projet 8 n’a pas vocation à corriger les dérives de la société de l’information, de la monoforme vomie par Watkins, et toujours plus présente. Pour parler cinéma – nous sommes là pour ça, après tout –, il faut même avouer que les cinéastes de 8 ne s’en sortent pas si mal, avec leurs courts métrages respectifs (Gus Van Sant, manifestement incapable de penser la forme courte, excepté).
Ainsi, les trublions tricolores Jan Kounen et Gaspar Noé choisissent une certaine prise de risque formelle : Noé s’éloigne de son maniérisme visuel décadent pour réaliser un court minimaliste, crasseux, tandis que Kounen revient à son innocence, son côté le plus éloigné de sa tendance à la provocation stérile, le Kounen de Darshan. Plus traditionnel, Abderrahmane Sissako choisit la voie du récit symbolique, de même que Jane Campion. Ce dernier court transcende cependant les passages obligés du conte à vocation didactique pour atteindre à une grâce une légèreté grave, qui le place au tout premier rang parmi les autres essais. Gael García Bernal, le participant inattendu de cette anthologie, tente sa chance dans le même genre mais sans parvenir à égaler la beauté de l’œuvre de Jane Campion, tandis que Mira Nair réalise peut-être le plus difficile, le plus ambigu des segments de 8, avec sa vision sombre de l’indépendance féminine.
Une chose, cependant, relie tous les segments de cette anthologie : l’impuissance de la parole directe, assurée par ses locuteurs. Sissako et Kounen explicitent leurs discours par le truchement d’une chanson hors champ : Nair, García Bernal, Noé et Campion (dans une moindre mesure), via une vocalisation de l’écrit, en illustration d’images ; Van Sant, enfin, ne s’exprime que par de lourdes lignes de texte, assénées à même l’écran. Tout cela, comme si le fait d’assumer un discours idéologique fort, une narration politique était source de gêne, ou de honte. Défendre frontalement une cause, c’est, paraît-il, ringard. D’autant plus étonnant est donc le traitement quant à lui parfaitement frontal – et burlesque – du segment signé Wim Wenders. Certainement magnifié par les atermoiements des autres courts, l’adresse directe au spectateur de Wenders n’en est que plus efficace. Plus naïve aussi, peut-être, mais il s’agit d’impliquer l’auditoire, de provoquer une réaction, voire – on peut rêver – une réflexion.
Entre timidité et enthousiasme, les courts métrages de 8 brillent dans l’ensemble par l’implication manifeste de leurs auteurs – et parfois par les réflexions formelles dont ceux-ci se montrent capables. Cet enthousiasme était présent, le 4 février, à la soirée de lancement de la campagne, dans les bouches des responsables du projet, chez Wenders, Kounen, ou chez Muhammad Yunus, ovationné debout. Le discours du représentant de YouTube, partenaire média viral de l’opération, était peut-être moins idéaliste – mais personne ne l’écoutait vraiment, après les V.I.P. culturels qui l’avaient précédé. Dommage, car il y aurait beaucoup à lire dans l’opposition entre le rictus cynique et carnassier de ce Pat Bateman bien réel, et les larmes rentrées de la jeune fille venue présenter son projet, les sourires du professeur Yunus ou la bonne humeur fière de Wenders. Probablement bien conscient de la dichotomie entre un projet idéaliste et plein de bons sentiments et un site comme YouTube, exemple type d’un web 2.0 toujours plus générateur d’apathie sociale, notre cadre supérieur semblait en apprécier l’ironie. L’important, nous disent les instigateurs de 8, c’est de se rendre compte que le changement est à portée de la main des citoyens, pourvu qu’ils veuillent bien la tendre. Et Big YouTube Brother, sa conduite achetée, de rire sous cape, pressentant peut-être que le cinéma n’est plus vraiment capable de changer son auditoire, mais seulement de lui procurer son fix de révolte et de conscience suffisante pour qu’il se rendorme, repu. Espérons qu’il ait tort.