Anne, jeune cinéaste, est à la recherche d’explications sur ce qu’il lui semble être un bon sujet de documentaire: Mai 68. Seulement Anne, partagée entre son désir de création et son amour pour Blaise, s’aperçoit, d’illusions en désillusions, que les acteurs de cette période ne sont pas si… révolutionnaires que cela.
Pari risqué que de faire un film sur Mai 68. Bon nombre de cinéastes s’y sont essayés, avec plus ou moins de bonheur, pour souvent sombrer dans une certaine nostalgie. Depuis quelques années, même les écrivains et les prétendus philosophes se sont mis en tête de régler leurs comptes avec cette période, accusée de tous les maux contemporains. L’idée de Judith Cahen et de Jean-Henri Roger est justement d’aller à l’encontre de cette tendance en évitant tout passéisme susceptible de tourner le dos au présent et à l’avenir. Pour ce faire, le cinéaste et la co-scénariste ont choisi d’ancrer leur projet en 2002 en suivant le parcours chaotique d’Anne Buridan (personnage récurrent que Judith Cahen avait déjà incarné et mis en scène dans ses premiers films) qui décide de réaliser un film à propos de Mai 68 et d’interviewer les principaux acteurs des événements.
Fictionnel et non documentaire, Code 68 a autant pour objectif de mettre au jour les déperditions des idéaux soixante-huitards que de comprendre les enjeux, plus intimes, qu’Anne Buridan s’est posé en menant cette enquête plus complexe qu’il n’y paraît. À l’instar d’un Jean-Luc Godard qui y a admirablement travaillé tout au long de sa fructueuse carrière, Judith Cahen et Jean-Henri Roger ne cessent de s’interroger sur la nature des liens entre intime et politique. La question est posée : la jeune femme doit-elle vivre dans le passé pour concevoir son avenir, ou s’en affranchir pour mieux le savourer ? Personnage à la fois candide et fonceur, Anne se cherche à travers le prisme des aînés auprès desquels elle espère trouver des réponses sur son devenir.
Et ce n’est pas un hasard si de nombreux extraits de La Chinoise (1967) viennent ponctuer la structure de Code 68. Ce film de Jean-Luc Godard, encore aujourd’hui considéré comme précurseur des événements sociaux qui allaient suivre l’année suivante, reste, malgré les quatre décennies qui nous séparent de ce chef-d’œuvre, d’une très grande pertinence. Cet écho n’en atténue pas pour autant la force du propos de Cahen et Roger qui bénéficie, à la différence de La Chinoise, d’un grand nombre d’années de désillusion pour faire entendre son cri de colère. La mémoire collective est sans cesse sollicitée pour interroger la question de l’engagement, à travers le regard de deux générations, qui n’ont pas grandi dans le même monde.
Si, en grand admirateur de Charlie Chaplin et Nanni Moretti, Jean-Henri Roger a choisi d’intégrer bon nombre d’éléments burlesques à la personnalité et au parcours d’Anne Buridan, c’est pour mieux rendre compte de l’incapacité de cette jeune femme à inscrire son corps dans une réalité et une histoire qui la dépassent totalement. Si Anne Buridan ne semble se nourrir que de jus d’abricot tout au long du film, c’est que son obsession – inconsciente ou pas – reste son principal moteur. Dès lors que son travail d’investigation finit par lui échapper totalement et que cette vérité qu’elle voulait mettre au jour ne lui semble finalement pas si rose qu’elle aurait pu l’imaginer, l’enquêtrice commence à perdre certains de ses attributs. Comme Charlot mis à mort dans Le Dictateur parce que les événements historiques l’obligent pour la première fois à prendre position, Anne Buridan se heurte aux codes figés de son propre univers. Mai 68, référence ultime et incontestable du soulèvement national, en prend finalement pour son grade. Soit les acteurs de 68 sont devenus des yuppies lubriques, profitant de la moindre occasion pour se persuader qu’ils ne sont pas si vieux que cela. Soit ils ont conservé toute leur lucidité, à l’image du personnage incarné par Jean-Pierre Kalfon, s’exprimant non sans regret sur les relations si intimes autrefois entretenues avec ses camarades qui ont depuis fait leur chemin sans lui…
Certains grincheux s’en plaindront, prétextant qu’une telle remise en question relève du désaveu le plus inacceptable. D’autres – comme nous – s’en réjouiront car Code 68 prouve avec intelligence que tout reste encore à faire et que le modèle soixante-huitard n’est pas immuable. Si Mai 68 reste pour ceux qui l’ont vécu un formidable moment de libéralisation, l’événement n’est pas en mesure de nous apporter, aujourd’hui, les références intellectuelles et politiques nécessaires à l’élaboration d’une société sciemment choisie. Qu’attendre des « révolutions » françaises, puisqu’elles ne font qu’entériner les raisons pour lesquelles elles se sont manifestées ? Qu’attendre de la génération 68 puisqu’elle offre le spectacle navrant de la nouvelle bourgeoisie ?
Dans le dernier plan, le cinéaste et la scénariste du film nous offrent une alternative qui peut apparaître comme une fuite précaire devant la difficile évolution de notre société : à défaut de réponse ou de propositions, mieux vaut sans doute se tourner vers ceux qu’on aime…