En 1981, Juliet Berto la rivettienne réalise avec Jean-Henri Roger son premier film, Neige. Longtemps introuvable et invisible, Épicentre Films a eu la remarquable idée de le remastériser et de l’éditer en DVD, occasion de redécouvrir un film incroyablement incarné et puissant, qui fait pâlir la plupart des fictions contemporaines.
Neige est un titre parfait, simple et génial, qui pourrait servir à exprimer, plutôt qu’illustrer, le tout du film. C’est un faux titre doux, mais un vrai titre double : élément/événement météorologique (absent de l’image) autant que poudre blanche (sujet – à tous les sens du terme – du film), la neige semble toujours garder cette beauté de pacotille, rester l’éternel luxe des pauvres. Qu’elle soit immaculée ou vite salie, elle reste toujours un peu cheap, mièvre si elle est investie par les sentiments (naïveté hasardeuse liée à l’enfance), inhumaine et hautaine si elle sert à l’action (catastrophes montagnardes, territoires de l’extrême). Que la neige soit une drogue ne change rien à sa condition esthétique, sans cesse cernée par le cliché : expérience de l’absolu, échappatoires du réel ou, la plupart du temps, portraits victimes assortis de discours sociologiques dans le meilleur des cas, moralisant dans les autres.
Inutile de dire que le film de Berto et Roger, qui prend le prétexte d’une intrigue où la drogue sert de MacGuffin pour filmer un quartier et ses habitants, va faire jouer à plein tous ces caractères. Ils vont sérieusement déniaiser cette fameuse neige, en assumant en même temps les travers et la poésie faible. Neige n’est pourtant ni un film pauvre, ni un film de pauvres: aucun message ni mythologie d’une communauté constituée. Si certains dialogues, dans l’esprit réaliste-poétique (tendance Carné-Prévert), constituent peut-être la part la moins réussie du film, ce qui lui donne sa plus grande force, c’est son incroyable incarnation, une détermination sans faille à ne s’intéresser qu’aux corps, aux gestes, aux voix.
Chez Rivette (par exemple dans Duelle), si Bulle Ogier pouvait endosser la figure évanescente, tout de puissance rentrée, Berto, mi-vamp mi-sale gosse, avait la détermination mouvante et imprévisible d’une panthère. C’est ce côté hautement déterminé des personnages qui fait toute la beauté du film, en assume la dureté en même temps que l’émotion. L’intrigue, plus dramatique que policière, vise surtout à nous en montrer le plus possible. Ainsi, il y a toujours des scènes d’arrière plan : drague de gigolos, conversations de comptoir, voyeurs dans la guérite de strip-tease.
Du quartier Goutte d’Or-Barbès-Pigalle, que l’on ne quittera qu’une seule fois pour la prison de Fresnes, il s’agit moins d’en faire le tour (sociologico-touristique) ou d’en dresser des centres, que d’y errer, si possible – leçon rivettienne – avec un petit but en poche (suivre quelqu’un, chercher quelque chose). Moins de voir que d’observer en passant, moins de faire le compte que de trouver à chaque fois du nouveau : nouveaux lieux, nouveaux gens. Le film-promenade, même avec intrigue, ne vise qu’à l’émerveillement renouvelé devant la multiplicité des signes et des situations.
Aucun personnage du film ne peut être placé dans un groupe. Pas de sociologie : les personnages apparaissent et disparaissent sans que l’on ne sache rien de plus sur eux que ce que l’on a vu se passer en direct. Le film démarre derrière (plutôt qu’autour ou sur) la figure de Bobby (Ras Paul Nephtali), jeune adolescent et dealer insouciant, difficilement couvé par Anita (Berto) qui le surveille, aidée en cela par le curé Jocko (Robert Liensol), figure charismatique d’une chapelle gospel. Lorsqu’il disparaît, Anita va se mettre à chercher de la drogue pour une amie travestie Betty (Nini Crépon), en mauvais état. Tout finit assez mal.
Deux trajets, où ceux qui surveillent et ceux qui bougent ne le font qu’à cause de la drogue, cette neige dont aucun des protagonistes actants n’est sous l’influence. La drogue ou l’acte de se droguer n’est jamais montré, ce qui intéresse le film, c’est la passe sous toutes ses formes, le jeu de la main chaude où la neige n’est qu’un moteur de fiction, rien d’autre, une raison de bouger, de se démener, un moyen (dangereux, mais où la question de l’immoralité n’est pas de mise) de subsistance (autant du côté dealer que du côté drogué). C’est l’arrêt de la drogue chez le camé, ou l’arrêt (policier) de celui qui la vend, qui empêche le mouvement. Neige n’est bien sûr pas une apologie de la drogue, les camés sont mal en point et peu enviables, rien de séduisant. Mais le film a le mérite de montrer la neige pour ce qu’elle est matériellement parlant (donc hors du fantasme): une monnaie d’échange, labile, jamais gardée et qui permet de bouger, soit aussi de vivre, d’une certaine manière. Une monnaie pas propre, pas classe, mais productrice de mouvements (donc évidemment, propre à être filmée). Il faut voir les gestes bressoniens de Bobby quand il passe la came, pour comprendre immédiatement que sa souplesse générale réside aussi dans ces mouvements-là, avec ce qu’elle comporte d’inconscience, et d’indifférence. Les paroles de Betty qui décrit (plus qu’elle explique) la prise d’héroïne, avec leur part de mythologie propre à la neige (« on n’a vécu que pour ce moment-là »), sont néanmoins d’une vérité toute pragmatique (soit, à peu près : « sans elle, je meurs »).
Neige ne cesse de donner la parole au singulier, de reconstituer un monde des exceptions, où chacun cherche avant tout de bonnes raisons de (se) bouger, de ne pas s’enfermer dans une figure, un lieu, un type. Neige est, comme l’extraordinaire Pont du Nord de Rivette, un film tout extérieur, visant à ouvrir des lieux clos, à se promener dans un morceau de ville où le quotidien n’a rien de la permanence, et où, parmi prostituées, dealer, boxers ou travesti, la moralité ne peut être que celle de la vitalité, si ce mot peut encore garder quelque chose de réel.
Le lien avec le Pont du Nord (tourné deux ans auparavant) n’est pas fortuit dans ce qu’il montre également d’un pouvoir (dont les représentants seraient ici les deux policiers) menaçant d’immobilité ceux dont il croise la route (qu’il arrête). Jean-François Stévenin, ici Willy, petit ami boxeur d’Anita, semble reprendre le rôle de combattant dont il se faisait le passeur avec Baptiste (Pascale Ogier) dans le film de Rivette. Ce lien d’un film à l’autre, peut-être totalement imaginaire (Stévenin est un acteur très physique), semble pourtant révélateur d’un climat, plutôt sourd et inquiet, du début des années 1980, que le film nous livre plus d’ailleurs dans sa lumière que dans ses situations.
C’est peut-être le seul apport de la distance temporelle qui nous sépare du film : cette conscience confuse d’une sale époque toute prête à advenir, société de contrôle et retour de l’idéologie séparatrice et prompte à stigmatiser, qui semble nous revenir en pleine face aujourd’hui. Avec, en outre, une véritable surprise devant l’incroyable vitalité de ce monde-là, de ces lieux singuliers (maintenant rachetés ou reconstruits), ces rapports à la fois prosaïques et francs entre les personnages, cette absence totale de second degré d’un monde sans référence, qui ne tiendra plus très longtemps (et le film suivant de Berto et Roger, Cap Canaille ne montrera plus tout à fait cela). La force de Neige bouscule le cinéma d’aujourd’hui, sans nostalgie aucune, car la manière n’est pas perdue, elle gagne simplement à être revue. Trop de films manquent de corps, et il y a peut-être dans Neige quelques leçons possibles d’un ressaisissement. Une politique du mouvement, contre celle des messages, ne ferait pas de mal.