Auteur ultra-confidentiel en France (Computer Chess est son premier long-métrage à trouver un distributeur), Andrew Bujalski s’est forgé un nom outre-Atlantique par son rôle moteur au sein du mouvement « mumblecore », étiquette un brin nébuleuse pour un cinéma indépendant low cost adepte des sacro-saints fondements du film sans le sou : acteurs amateurs et profusion de dialogues. Les premières images de Computer Chess appellent dans ce sens à une certaine méfiance, ou du moins à une certaine prudence, face au risque d’un film potentiellement trop conscient de son astuce à contourner le peu de moyens mis à sa disposition.
Que laissent entrevoir ces images ? Un pitch conceptuel (à l’aube des 80’s, des ordinateurs s’affrontent lors d’un tournoi d’échecs tenu dans un hôtel), des figures habituelles du cinéma américain indé des années 2000 (nerds trentenaires), et une esthétisation sur un noir et blanc dont la texture renvoie à l’image d’une VHS un peu usée. Le film dépasse pourtant la simple fascination rétro, tant il exploite pleinement le potentiel d’étrangeté d’une époque navigant entre révolution technologique et fin des mouvements hippies et New-Age par la conversion de chaque élément (drogue, libération sexuelle, ordinateur, masculinité de la communauté) en scène comique. Car Computer Chess est bel et bien une comédie – désopilante, peut-être la plus drôle de ces dernières années –, où la douceur du regard porté sur ces geeks déjà obnubilés par leurs machines et si mal à l’aise dans leur capacité à interagir avec autrui se marie à la frénésie bizarre d’une époque acidulée.
Comique inquiet
Mais surtout, et c’est là que le film décolle, la vitalité comique du film tient au goût prononcé de Bujalski pour les ruptures de ton – cf l’irruption récurrente de félins envahissants, lointains ancêtres des LOL-cats qui peuplent aujourd’hui Internet. Computer Chess frôle ce titre la perfection rythmique et trouve un équilibre presque miraculeux dans la construction de son montage et sa gestion des différentes sous-intrigues et groupes qui gravitent autour du tournoi. Équilibre d’autant plus fort que si l’humour de Computer Chess ne renie jamais son penchant pour la légèreté et la fantaisie bizarre, il n’en demeure pas moins couplé à une sourde inquiétude et un vertige existentiel face à l’émergence possible d’une intelligence artificielle.
En cela, Computer Chess peut être considéré comme le fils prodigue de Docteur Folamour (l’angoisse d’un monde au bord du précipice) et d’A Serious Man des frères Coen (monde dans lequel rien ne fait de toute façon plus sens). C’est dans l’articulation de ces deux forces contraires (l’humour et la profonde inquiétude) qui nourrissent tout un cinéma comique de l’angoisse métaphysique (Crimes et Délits, After Hours, et plus récemment A Serious Man) que Bujalski ouvre une brèche en assumant jusqu’au bout, et plus ouvertement que ses illustres prédécesseurs, une suprématie de l’absurde : ni hasard ni destin ne sont à l’œuvre ici, mais seulement l’expression des névroses, mâtinée de fragments fantastiques et psychédéliques. En conférant à la source de l’angoisse (et par extension de la rupture de ton – et donc du rire) une dimension plus modeste et sauvage, Computer Chess dépasse ainsi la simple révélation d’un style ou d’un auteur : en filigrane, le film formule une proposition comique d’une audace rare.