Depuis le passage de témoin du tandem Yannick Reix-Emmanuel Burdeau à Paolo Moretti, il n’y a que deux éditions, et pourtant de l’eau paraît déjà avoir coulé sous les ponts. Non que la programmation se soit bonifiée, le passage de très beaux films comme Computer Chess d’Andrew Bujalski (2013) ou Les Chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmeche (2011) plaident plutôt pour l’équipe sortante, mais c’est qu’en deux années seulement, l’affluence semble être passée du simple au triple. Maintenant son niveau d’exigence, tout en élargissant la palette vers des tons plus bruts qu’à l’accoutumée (au titre desquelles le Tag de Sono Sion, programmé le même jour qu’Homeland d’Abbas Fahdel, tirait sur un criard vraiment bienvenu), l’ex-petit festival prometteur de La Roche-sur-Yon franchissait cette année un beau palier. À tel point qu’on le comparerait volontiers, pour son éclectisme et sa vitalité, au festival Entrevues de Belfort, référence parmi les éclaireurs et de vingt-quatre ans son aîné. Pourtant, si les comparaisons vont bon train, La Roche se distingue de tous sur un point, et non des moindres : le Papy’s, bar gay, lesbien et hétéro (bref il y en a pour tous les goûts) haut en couleurs et décorum tuttiquantesque, à qui revient la palme de la décontraction hexagonale. Avec ses tigres en toc, ses moulures en stuc et ses gogos danseurs du dimanche, plus encore que l’an passé – pourtant pas avare en films-monstres –, le Papy’s était à l’image de cette sélection des plus farandolesques. Il faut dire qu’avec l’Odyssée pré et post-apocalyptique d’Homeland, le trémolo comique d’un Bujalski en fitness club, l’entrée en scène de Macaigne sur les tréteaux du long métrage et le défilé de petites culottes en coton chez Sono Sion – pour ne citer qu’eux –, le cocktail de l’édition 2015, plus diapré que jamais, avait tout pour nous séduire.
C’est avec cette phrase lancée par un Irakien à son fils de douze ans, qu’Homeland, film-fleuve de deux fois cent-soixante-cinq minutes, annonce peut-être le plus simplement son programme : si l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, rien n’empêche les perdants – du moins les victimes – d’en présenter le contrechamp d’injustice. Cinq heures trente ne sont pas de trop pour conjurer dix ans de domination sur le champ de bataille des images ; lesquelles, toujours produites par les puissants, réduisent dans le meilleur des cas les Irakiens à un peuple de victimes, et au pire à des figurants complètement hagards. Dix ans de micro-reportages télévisés, de Fox News au JT de David Pujadas, où le talionnisme afghan et le néocolonialisme en Irak semblent ramener la même vision chaotique de ce nouveau Far East. Or, si le récit de cette spoliation reste visible, Homeland, en optant pour le feuilleton tranquille d’une chronique familiale, la relègue en toile de fond. C’est qu’Abbas Fahdel, avec lequel nous nous étions entretenus lors des États généraux de Lussas, préfère aux démonstrations magistrales la discrétion des intérieurs, des voitures, des marchés couverts et de toutes ces petites chambres de confidences dont la guerre démantèlera les cloisons. Si bien qu’à une première partie plutôt feutrée, répond, dans la seconde, la complainte à ciel ouvert d’un peuple dénudé. À travers sa propre famille, élargie à la rue tout entière tant leurs portes sont toujours ouvertes, c’est à un peuple que le cinéaste confie les clefs de son récit. Hormis quelques sous-titres présentant les lieux et les personnages, jamais le filmeur ne vient arranger, nuancer ou harmoniser toutes les versions contradictoires de ses semblables. C’est ainsi qu’à l’image de barbares qu’endossent les Irakiens dans les médias occidentaux, nouvelles peaux rouges ébahies devant les défilés de la cavalerie, répond un film de « semblables » – où chacun, par le naturel de sa contribution, offre une nouvelle facette à ce hors champs, qu’Homeland remplit salutairement. Si l’Irak reste à reconstruire, la reconquête de ses propres images, à laquelle s’est livré Fahdel, apporte sûrement la plus belle des premières pierres.
Cymbeline, Tangerine, Mistress America : La crise de nerf n’aura pas lieu
Un même accès de vapeur mettait trois films complètement différents – si ce n’est qu’ils étaient tous américains – sous pression. Porté par son casting cinq étoiles (Ed Harris, Milla Jovovich, Ethan Hawke, dont les émoluments ont visiblement absorbé tout le budget), Cymbeline de Michael Almereyda, adaptation fauchée dans un Detroit de pacotille, apportait la preuve que même les pièces de Shakespeare ne sont d’aucun secours quand aucun projet de mise en scène ne justifie de les porter à l’écran. Et pour cause, incompréhensiblement grisé par son patchwork d’idées has been – salut les dealers en blouson de cuir ! Coucou Boucle d’or chez papa ours et ses deux fistons méchés ! – ce Roméo + Juliette mal digéré rendrait presque la maestria qu’il n’a jamais eue au plus toc des films de Baz Luhrmann. Et si l’acmé sur un parking de Walmart tombe comme un soufflet – alors que c’était la seule idée vaguement originale –, c’est que balisé d’innombrables coquetteries, le film dilapide le peu de son énergie propre (à savoir, tout ce qui ne viendrait pas de la pièce d’origine) en chemin. Pas de quoi crier au nanar, mais voir deux acteurs de la trempe d’Ed Harris et Ethan Hawke cabotiner dans un projet si faiblard fait quand même un peu mal au cœur.
À peu près tout l’inverse de Tangerine de Sean Baker, trip transsexuel complètement survolté, dont la pure chronique sans matière évoque autant un Paul Morrissey sous coke, qu’un dessin animé de Cartoon Network. Si le film n’invente rien – et ce n’est pas son filmage à l’iPhone, simple argument marketing, qui nous persuadera du contraire –, il a au moins le mérite de ne simuler ni sa dèche, ni son hystérie. Flambant comme une traînée de poudre, ce micro-périple angeleno ne carbure qu’à la rage aveugle de son héroïne, Sin-Dee, travelo à perruque fraîchement sorti de taule, que son maquereau de boy-friend trompe avec tous les orifices du bottin local. Complètement décomplexé, Tangerine se laisse ainsi emporter par la surenchère de féminité grotesque de ses personnages, et finit par ressembler à un long clip hardcore totalement bénin, tant le pacte ordurier plus ou moins attendu ne sera jamais respecté. D’où le sentiment (plutôt amusant) d’assister à une télénovela de tapins, sans montage ni décor, à équidistance du best-off des Anges de la téléréalité et d’un John Waters – le trash en moins, donc. N’en reste pas grand-chose, mais cette crise de nerf élastique a au moins le mérite de ne jamais s’essouffler. Sur la base d’un programme si menu, c’est déjà bien assez.
Après les farandoles de clichés sur Detroit et Los Angeles, place au New York de Noah Baumbach, cinéaste nouvellement prolifique – avec trois films en un an –, et à son égérie : Greta Gerwig. Les retrouvailles du réalisateur et de sa comédienne/coscénariste préférée, en couple dans le civil, après un While We’re Young pas désagréable mais trop mollasson, promettaient de renouer avec ce mélange de fantaisie décontractée et de mélancolie que Greta Gerwig, en actrice fétiche, sait assumer seule. Verdict : l’histoire de grande sœur coolissime et de petite sœur introvertie qui se profile, au premier acte de Mistress America, débouche dans un second temps sur un vaudeville assez truculent, qui révélera sous cette trentenaire épanouie le gouffre d’angoisse que dissimulait sa positive attitude. Banco. C’est dire si la comédienne, ici portraiturée en colosse aux pieds d’argile, incarne aux yeux de son réalisateur-amoureux un sous-genre à elle seule. Lequel raconterait, via le corps entre-deux jeunesses de son actrice (laps entre la jeune fille gorgée de sève et la jeune femme déjà un peu fanée), moins les pérégrinations d’une vieille ado qui ne veut pas grandir, que les offensives multiformes et lancinantes d’une jeunesse qui n’en finit pas de durer. C’est ainsi que Mistress America, comédie douce-amère, pond un manifeste à la beauté équivoque de ces personnages qui, rayonnant trop vite et trop fort, ne sont appelés qu’à décevoir. Trois films de crise donc – tragédie, drama et crise de la trentaine –, dispersés dans trois catégories qui, chacune à son échelle, était à l’image de tout le festival : éclectique et traversant.
Bien articulé
En marge de ces catégories, tout comme de la compétition, une séance spéciale permettait de découvrir le nouveau film d’Andrew Bujalski. Succédant au succès critique et festivalier de Computer Chess, qui s’était adjugé en Vendée en 2013 le Grand Prix et le Prix de la Presse, Results a tout du film d’après. Alors qu’il ne pouvait assister à la Première française de son film (qui a déjà bénéficié d’une petite sortie aux États-Unis après son passage à Sundance), le cinéaste avait pourtant tenu à être présent par le biais d’une vidéo tournée à la va-vite dans le désordre de son appartement. Après les salutations et remerciements d’usage, il y invitait les spectateurs à profiter du film, bien mieux écrit, filmé et monté que cette lettre vidéo, et surtout, avec des acteurs qui articulent ! Il s’agissait donc, par cette plaisanterie finale, de tirer un trait sur le qualificatif de mumblecore attribué à ses précédentes réalisations par des journalistes qui estimèrent que les comédiens y « marmonnaient » leur texte. Si Results conserve, de ce courant qui n’en est pas vraiment un, le goût pour des personnages de losers indécis, des situations malaisantes et l’humour pince-sans rire, il s’applique résolument à quitter les twenty-somethings urbains pleins de doutes sur le sens de leur vie pour s’arrimer à une salle de sport tenue par un Guy Pearce empreint d’une philosophie de vie aussi simpliste qu’immuable. La belle idée du film est assurément de faire évoluer ses trois personnages dans l’univers du fitness, offrant ainsi une étonnante chorégraphie des corps. Guy Pearce et Cobie Smulders viennent prêter leurs plastiques à la remise en forme de CSP+ dans des suburbs proprets. Kevin Corrigan, lui, profondément déprimé d’être devenu richissime par accident, fait échouer tous leurs programmes d’accès au bonheur par les endorphines ou autres philosophies de vie positives. Sous le récit d’apprentissage de ce trio pris entre stéroïdes, herbe et Tranxène, et où chacun possède ce que les autres lui envient (la forme physique, la jeunesse, la richesse) se lit en filigrane une comédie romantique qui étonne par son désir de décaler les lieux, situations ou relations filmés.
Loin de planches
De nombreux films présents en compétition avaient déjà essuyé les plâtres de la sélection de Locarno l’été dernier. C’est le cas d’Olmo and The Seagull comme de Dom Juan, qui déracinent tous deux leurs comédiens de théâtre pour les exposer au vaste monde. Olmo and the Seagull de Lea Glob et Petra Costa met en scène, entre le documentaire et la fiction, un couple de comédiens du moment où ils apprennent qu’ils attendent un enfant, jusqu’à sa naissance. La joie du bébé à venir fait rapidement place à l’angoisse que ressent Olivia d’être prisonnière de son propre corps, cloîtrée dans son appartement, mais comme assaillie de l’intérieur par la grossesse qui la contraint à s’immobiliser et à ne plus incarner d’autres rôles que celui de femme enceinte. Privée de scène, loin des planches, Olivia vit sa grossesse comme un conte horrifique. On regrette alors que le film n’assume pas davantage son dispositif : celui d’enfermer avec elle le spectateur, et de faire davantage confiance à ce matériau purement documentaire : qu’est-ce qu’un corps qui se transforme à vue ? Il y a bien entendu quelque chose de fantastique dans ce projet mais qui ne parvient pas à s’assumer pas totalement, et s’affaiblit en multipliant les dispositifs : interviews de l’actrice, scènes au théâtres, préparation d’une fête et entrelacements de temporalités alors qu’avoir une actrice dont le corps change si spectaculairement pourrait offrir une vraie question de regard sur le corps.
Loin des planches lui aussi, Dom Juan répond à la commande de la Comédie française (avec Arte) faite à Vincent Macaigne d’adapter cinématographiquement une pièce de son répertoire avec ses comédiens. Connu pour attraper le texte originel comme un matériau exogène et le malaxer jusqu’à transformation presque complète comme il l’avait fait avec Hamlet dont il se détournait avec Au moins j’aurai laissé un beau cadavre, Macaigne se voit imposer de respecter scrupuleusement ici le texte de Molière. L’ironie de cette contrainte dit bien la schizophrénie du projet de l’Institution. Il ressort quelque chose d’un peu engoncé dans cette façon de vouloir à tout prix sortir la pièce des conventions des planches et la jeter dans notre époque. En résulte un sentiment d’anachronisme permanent dans des situations qui ne parviennent pas à évoquer pour un spectateur de cinéma de 2015 des situations de révolte face à un ordre établi. Comme le rappelait Vincent Macaigne lors d’un passionnant débat avec le public, Dom Juan n’est pas Casanova, et la multiplicité des conquêtes n’approche jamais le personnage de Molière de la jouissance mais est le signe, au contraire, d’un désespoir et d’une perte de foi. Vincent Macaigne a dirigé les comédiens en treize jours (et surtout nuits) à l’encontre des indications de jeu qu’ils suivaient sur scène le soir. Si une incontestable vitalité naît de cette urgence à tourner (qui fait notamment exploser la force de l’acteur principal, Loïc Corbery), elle vient se heurter à ce contre modèle de jeu, et au respect du texte de Molière. Les efforts du film à moderniser la pièce contre son commanditaire ne disent alors jamais que l’échec à rendre actuel le désespoir du personnage.
Tag : road tripes
Premier passage en Vendée pour Sono Sion, Stakhanov du cinéma bis japonais (mais pas que), dont le sprint écarquillé était programmé en séance de minuit – bon, 22h30, mais à La Roche c’est un peu pareil… Alors que Mitsuko fait route au petit matin avec une quarantaine de copines surexcitées, une bourrasque ultraviolente découpe leur autocar en deux tartines parfaites, tranchant par le milieu les corps de toutes les teens sauf le sien. Dès lors, de l’ouverture à l’épilogue, Tag ne fera plus que voltiger les bustes, les têtes et les boyaux comme une pluie de confettis, au fil d’un récit dont le gameplay alambiqué évoquerait presque un Richard Kelly noyé dans les shoots hallucinogènes de Kaboom. Après les cinq heures trente de Homeland, C’est dire si ce Kaïdan à la petite semaine, prétexte complètement assumé à faire parader les petites culottes – ce qui, à ce point décomplexé, fait le charme équivoque d’un certain cinéma japonais –, joignait deux extrêmes dans la même journée. Et à vrai dire, à côté de tant de festivals spécialisés, mélanger, disons, le Cinéma du Réel avec le Festival Fantastique du film de Strasbourg, affichait une audace qu’il faut saluer : on en redemande.