Après le sursaut de No Country for Old Men, et l’oubliable Burn After Reading, les frères Coen ne remontent pas la pente. En se penchant sur leurs souvenirs d’enfance, ils composent une comédie moins grandiloquente que l’univers de leurs débuts. Le père de famille juif du Middle West dont la vie apparaît tout à coup très compliquée fait sourire, le film suit une route monotone, sans grande folie et presque sans surprises. S’ils ne s’assagissent pas, Ethan et Joel Coen ronronnent. Symptôme ou maladie ?
Le vieux professeur de l’école hébraïque colle ses yeux au tableau pour y inscrire des formules en hébreu. Au même moment, Larry Gopnik, enseignant de mathématiques à la fac, remplit le moindre espace de son tableau noir pour justifier son raisonnement, ponctuant ses calculs de « Vous me suivez ?» et de « Et là ça devient excitant !» Dans chaque cas, les deux hommes dévoués au cadre clair et rassurant de leur petit monde remarquent peu le chaos latent dans leur dos. Chaos tout relatif et qui très certainement n’est perceptible qu’à l’observateur en retrait (la caméra, le spectateur), chacun des élèves suivant son ordre propre. Le fils de Larry, dans le dos du vieux professeur, dodeline de la tête sur le refrain de « Somebody to love », de Jefferson Airplane, et prépare 20 dollars pour payer l’herbe qu’il a achetée à son camarade Fable, le dealer prépubère de l’école. Derrière Larry, Clive, Coréen du Sud à l’anglais très découpé doit sûrement prévoir sa tactique pour rattraper la mauvaise note que Larry lui a mise et qui lui fera rater l’année.
Les frères Coen tirent A Serious Man de leur enfance. Même Middle West, même environnement (leurs parents universitaires, l’entourage juif de l’école, les rabbins et le rapport aux autres par le prisme de la communauté juive). L’idée de départ, un jeune garçon qui va voir un rabbin à la veille de sa bar-mitzvah, existe dans le film mais entourée d’un grand nombre de péripéties dont le centre est Larry, le père de famille que les Coen s’amusent à persécuter. C’est un peu l’idée éternelle des comédies : M. Tout-le-monde va bien, il mène une vie heureuse et confortable mais ce matin, les scénaristes ont décidé d’écrire tous les possibles capables d’annihiler la tranquillité habituelle de ses journées. C’est ainsi que Larry, plongé jusqu’alors dans la béatitude de sa paisible vie pavillonnaire, réalise tout à coup que sa femme veut le quitter pour une connaissance horriblement compatissante, que son frère Arthur est incapable de vivre autrement qu’à ses crochets (il squatte le canapé et la salle de bain pour d’affreuses et infinies séances de ponction de kyste), que sa titularisation future n’est plus si évidente et qu’il n’est pas totalement insensible à la tentative de corruption d’un de ses élèves…
Persécuter, on le sait depuis toujours, est un passe-temps goûté par les Coen, avec violence pour la plupart des films heureux, dans l’humour plus soft, recentrée sur une parole moins contrebalancée par l’environnement pour des films plus tièdes (les récents, à l’exception de No Country for Old Men, justement plutôt violent). Non pas qu’il faille une déferlante d’hémoglobine pour faire vivre un film, mais plutôt que les deux réalisateurs ont coutume de jouer de l’absurdité comme d’un pied de biche sur une porte, d’y confronter un personnage, ou un groupe (le Dude de The Big Lebowski, les mafieux de Miller’s Crossing). Et plus ces personnages sont terre à terre, plus l’absurdité qu’ils rencontrent est drôle. L’humour qui s’en dégage vient de la violence du choc, d’où la tentation de la violence tout court. Le modèle du cadre qui se fissure en douceur est moins efficace lorsque la situation est plus intérieure, et c’est le cas ici.
Qu’on n’y voie nulle apologie de la violence, mais si les frères Coen de A Serious Man font rire, ils ne parviennent ni à rendre vraiment prenants leurs personnages, ni surtout à faire jouir. Un triangle violence/rire/jouissance qui se retrouve avec des angles plus vifs chez Tarantino, et dont on peut d’ailleurs attendre qu’il s’éloigne avec une impatiente curiosité. Sur une base comique plus appuyée, ce triangle que les Coen ont su exploiter avec vigueur sonne ici un peu creux au lieu d’épouser une forme nouvelle. Pour exemple d’approches qui ont fait leur succès : le détachement, que ce soit par une classique voix-off, grave et suave, qui accompagne une caméra coulante jusqu’au cœur des scènes, l’art de passer d’une histoire à l’autre, de couper les tons en plaçant toujours le spectateur plutôt loin du centre. De quoi rire avec recul, mais de quoi, dans A Serious Man, finir par trouver le film ennuyeux. Ou encore et surtout, puisqu’il s’agit ici d’un juif qui cherche à entendre des solutions pour arranger sa vie, qui cherche des signes partout et remonte le cadre hiérarchique de sa religion pour obtenir des conseils : l’humour introspectif jouant des codes inhérents à tout communautarisme. Pas de message religieux – et le communautarisme semble bien plus américain que juif – mais le plaisir de jouer de l’enfermement des hommes dans leur environnement rassurant. Larry verra trois rabbins, l’échec de chacun à le rassurer ne le poussera jamais à changer de vision, mais toujours à consulter le rabbin du dessus. Sur la causticité, les frères Coen sont au rendez-vous, ils aiment toujours renverser la moralisation. Mais si l’on rit, plus souvent l’on sourit, les impressions de déjà-vu se multiplient, tant dans leur cinéma que dans d’autres, essentiellement américains, new-yorkais, parfois parisiens, l’élégance en plus.
Le cadre qu’ils se plaisent tant à détruire dans leur scénario les piège formellement. Très cycliquement, les gags propres à chaque personnage reviennent sans révolution, faisant d’A Serious Man un film un peu convenu malgré une sincérité nouvelle. De belles scènes existent (l’anecdote des « dents du goy », en voix off et sur fond haché de « Machine Gun », d’Hendrix, est une des plus drôles et réussies du film), au milieu d’une structure très construite, plutôt sage et lénifiante. On pourrait en forçant l’interprétation y voir une métaphore de la morosité ambiante outre-atlantique, ou le signe du vieillissement des deux auteurs qui s’accompagne du retour sur leurs souvenirs d’enfance. Mais la tendance plane depuis les années 2000, et la légère mélancolie en conséquence ne suffit pas à renouveler leur cinéma. À voir leurs multiples projets à venir, l’aventure reste encore tentante. Combien de temps ?