Hors champ
La plus belle scène de Life est sans doute celle où James Dean, revenant passer quelques jours dans la ferme de l’Indiana où il a grandi avant le tourbillon de la sortie en salles de son premier film, demande à son neveu de « jouer » les voix de l’histoire qu’ils sont en train de lire ensemble. Décentrée, la perception de cet instant se fait d’une pièce voisine, depuis le point de vue de Dennis Stock, photographe à peine plus âgé que l’acteur en visite dans la maison familiale pour faire un reportage. Bien avant que n’apparaisse l’image de Dean et son neveu blottis dans un grand fauteuil, et plus encore avant d’en découvrir l’authentique cliché dans le générique de fin, le son seul conduit le spectateur à imaginer mentalement ce qui se passe.
La matrice du récit se trouve donc en son extrême fin : le générique fait défiler les vraies photos de Stock après que le film a cherché à en inventer les contours. C’est bien ce décalage entre la vie et sa représentation (filmée ou photographiée) qui intéresse Corbijn, lui qui, longtemps officia comme portraitiste de stars de la musique. Cet écart entre l’image du mythe figée par la photographie et ce que fut ce garçon insaisissable travaille le film de bout en bout. Ainsi, le genre codifié du biopic se voit détourné de ses obligations biographiques pour ne montrer de l’acteur qu’un moment, celui du reportage photo qui restera célèbre (et en particulier pour ce cliché où l’acteur se protège de la pluie de Times Square en relevant son pardessus un peu trop grand), et pour se concentrer sur le regard que porte sur lui le photographe. De cette relation déséquilibrée de jeu de chat et de la souris, Les deux jeunes hommes se poursuivent dans un jeu du chat et de la souris où chacun espère chacun que l’autre va l’aider à faire décoller sa propre carrière. L’un et l’autre se livrent à un ballet de coups de fils et de serrage de mains dans le but de faire connaître leurs talents au reste du monde. Car si James Dean a déjà joué dans À l’est d’Eden au moment du reportage, le film n’est pas encore sorti en salles. La bonne idée est d’user de ce décalage, propre au cinéma et à la photo, entre le moment de la performance et celui où elle est livrée au public pour montrer un acteur encore inconnu du grand public, mais dont la rumeur du talent commence à bruisser à Hollywood. Loin des plateaux, l’acteur n’est filmé que dans l’antichambre du cinéma, traversant bureau de producteur, salles de conférences de presse et tapis rouges. Entre l’anonymat et la célébrité, entre le film de Kazan et celui de Nicholas Ray pour lequel il n’est pas encore casté, Corbijn immortalise Dean dans les limbes d’une célébrité annoncée. Laquelle aura pour corollaire la reconnaissance (mais dans l’ombre, celle-ci), du photographe, double inversé de l’acteur.
The times they are a’changin
Car il y a quelque chose d’un peu démonstratif dans la façon dont Life oppose les deux hommes, comme il rejette dos à dos les deux villes de Los Angeles et New York. Un peu didactique aussi les questionnements sur lequel des deux est le véritable artiste entre l’acteur et celui qui le révèle. D’autant que la mise en scène ne parvient pas à donner à ressentir ce que le dialogue assène souvent. L’aura de la star, dont les personnages ne cessent de parler entre eux, n’est jamais perceptible. L’étincelle de la grâce que cherche (et trouve) Stock ne parvient jamais à frapper le spectateur. Et tandis que le photographe dit son désir de saisir avec son appareil une société en pleine mutation, dont la jeunesse née dans les années de guerre constitue le moteur, rien de ce monde qui change ne transparaît dans des décors qui sentent tous la naphtaline. Au lieu de laisser exploser cette soif de vie qui traverse toute une génération, Corbijn filme James Dean en bon garçon de ferme dans sa famille de quakers. On est loin du portrait farouchement diffamatoire que fait James Ellroy dans le petit roman Extorsion dans lequel il présente l’acteur comme un marginal héroïnomane passé maître dans l’art de vendre à la presse de caniveau les ragots les plus salaces d’Hollywood ! Si c’est bien dans le pas de côté constant que le film trouve son sujet, c’est aussi ce mouvement qui l’éloigne de ce qui aurait pu être la peinture vivante d’une époque pour n’en offrir qu’une nature morte.