À défaut de marquer définitivement le film d’espionnage moderne (faute de vrai parti pris de la forme vis-à-vis du fond : nous y reviendrons), Un homme très recherché apparaît comme l’adaptation la plus convaincante tirée d’un roman de John Le Carré dans les années 2000 – 2010. C’est surtout une question d’équilibre, entre le souci de rendre des enjeux complexes — sans tenir par la main l’intelligence du spectateur — et celui d’en faire un vrai thriller dramatique qui implique autant l’émotion que l’intellect.
À l’affût du faux pas
On peut voir ce double objectif comme le reflet des deux versants de l’œuvre de l’écrivain lui-même. On connaît largement celui de l’auteur qui, depuis les années 1960, a démythifié la fiction d’espionnage, l’entraînant là où les frémissements du monde réel ne peuvent être ignorés, où le spectaculaire est interdit, où les héros n’existent pas et où la victoire n’est que vaguement espérée. Et il y a le versant manifesté dans ses derniers romans, celui du commentateur critique des politiques étrangères des pays occidentaux, tâchant d’y confronter une humanité pas encore résignée au « nouvel ordre mondial ». Or les récentes adaptations tirés de cet œuvre, émanant des studios britanniques, donnent l’impression que ceux-ci se trouvent bien empêtrés face à ces deux aspects. Tomas Alfredson, en voulant illustrer dans La Taupe la « zone grise » du monde de l’espionnage dépeint par Le Carré, noyait son film dans les décors, le jargon, les postiches, la grisaille sur-fabriquée et ostentatoire. Avant lui, John Boorman ne retenait du Tailleur de Panama qu’une farce bavarde à courte vue. Et Fernando Meirelles ne tirait des intentions humanistes de The Constant Gardener qu’un clip humanitaire tape-à-l’œil enluminant la misère et l’exploitation qu’il prétendait dénoncer.
Le film d’Anton Corbijn, lui, a pour principal atout de s’appuyer sur un scénario aussi rigoureux que limpide sur ses rouages, sachant susciter l’intérêt à propos d’enjeux faisant écho à rien moins que la complexité de la politique internationale, sans rien sacrifier sur les autels de la vulgarisation, de la licence dramatique, des jeux du verbe ou même de l’exercice de style. Le nœud, c’est l’arrivée clandestine à Hambourg d’un ressortissant tchétchène, musulman djihadiste mais aussi fils honteux d’un général soviétique crapuleux, et dont les intentions incertaines aiguisent les soupçons des autorités de l’ombre en poste en Allemagne, notamment de la cellule antiterroriste dirigée par Günther Bachmann, professionnel plein de ressources mais désabusé sur l’issue de sa lutte sans fin. Il ne s’agit pas seulement de s’inscrire dans l’air du temps, les tensions socio-politiques d’après le 11-Septembre dans un monde multi-polaire, mais aussi, nonobstant toute actualité, d’ouvrir la perception vers un monde soumis à un glissement moral délétère : un monde où l’innocence n’existe définitivement pas, ou alors seulement pour être poussée à la faute dans des intérêts qui lui échappent ; un monde qui, même face à un danger à son échelle, ne se décide pas à retenir les leçons du passé. Ainsi, au-delà de son cachet de crédibilité, le spectacle du monde de l’espionnage repose-t-il, ici, avant tout sur le suspense des faux pas commis tôt ou tard par les uns et les autres, les gens de bien comme les salauds (les deux statuts n’étant pas incompatibles) ; et les désirs mutuels et solitaires ne percent-ils l’écran que par leur contradiction, sourde mais tragique, avec le faisceau de calculs qui les cerne.
Des aspérités très recherchées
Un matériau d’origine touchant si juste (le roman, puis le scénario) produit forcément quelque chose d’intéressant à l’écran. Mais il laisse aussi un regret, un manque : que l’image ne s’imprègne pas plus de cette rigueur, de ces enjeux — du moins, pas au-delà de l’illustration compétente mais impersonnelle qui laisse, au bout du compte, le plus gros du travail à la qualité de l’intrigue. Pourtant, en matière de cinéma sur l’espionnage, Dieu sait qu’il y aurait de quoi faire, en matière de montage et de traitement des images, autour du flux des informations, des bidonnages, des masques et du suspense. Un choix de mise en scène, entre autres, déçoit : le montage sonore entre les séquences, où la plupart des raccords sont des fondus, faisant entendre le début de la séquence suivante dans la dernière seconde de la précédente — procédé qui apparaît comme une façon académique de « soigner » le passage d’un point de vue à l’autre, alors qu’il eût été intéressant de les confronter plus radicalement.
Corbijn illustre son scénario avec compétence et sans effets de manche, mais la tension qui se dégage de ses images n’est qu’un lointain reflet de celle mise en branle par le texte. On sent le réalisateur de Control plus motivé pour guetter les frémissements de la seule source d’aspérités incarnées de son film, à laquelle il consacre largement son cadre : Philip Seymour Hoffman. Dans le rôle de l’homme de l’ombre Bachmann, le dernier qu’il a joué en entier avant son décès brutal en février 2014, le comédien parvient sans effort apparent (on oubliera les quelques clichés de caractérisation visible : l’homme fume et boit sec) à donner une épaisseur à ce visage de la lucidité cruelle et de la conscience du pire, celui qui connaît trop bien les rouages du système mais qui persiste à jouer sa propre partition, résigné à se salir les mains à l’occasion mais qui sait que les intentions vertueuses peuvent conduire aux égarements contre-productifs tels qu’une répression mal avisée. Ce fut toujours le plaisant paradoxe du jeu de Hoffman : au-delà de toutes les singularités de ton dont ses personnages étaient affublés et qui pouvaient passer pour un douteux cabotinage (on se souvient de son Truman Capote), il parvenait à faire passer en creux des notions discrètes que les détails plus ostensibles pouvaient cacher. Il faut bien le dire, les vrais bons films n’auront pas été légion dans sa carrière, et celui-ci, loin d’être le pire, n’est pas vraiment à la hauteur des promesses ; mais comme dans chacun d’eux, c’est lui qui vient apporter la touche de nuance, de fragilité et surtout d’incarnation dont l’écran manque souvent. C’est un plutôt bon réflexe de Corbijn de composer la majorité de ses plans en fonction de cette présence-là. Dommage que par ailleurs, il reste à la remorque d’une littérature à laquelle il laisse faire un travail qui devrait être le sien.