Pour son premier film en qualité de réalisateur, Marcelo Caetano, directeur de casting de Kleber Mendonça Filho sur Aquarius, s’est lui aussi attaché à offrir une synthèse saisissante du Brésil des années 2010. Si Corpo Elétrico s’articule essentiellement autour de la figure d’Elias, gay séduisant de vingt-trois ans et employé dans un atelier de confection de vêtements, le film n’est pas pour autant une plongée dans les turpitudes sentimentales de ce jeune homme qui peine à trouver sa place autant sur le plan professionnel que dans ses engagements sentimentaux. Ce qui irrigue le film (et l’enrichit de nombreuses de nuances), c’est toute la communauté d’individus, la multitude de singularités qui butinent autour de lui. Sur le lieu de travail, dans les centres commerciaux, sur la plage, dans les fêtes ou encore dans les transports communs, se côtoient hommes, femmes, blacks, ouvriers, immigrés, gays, drag queens ou encore transsexuels : à travers cette palette de personnalités, le réalisateur offre un bel écrin à ceux dont les caractéristiques feraient d’eux les rebuts d’une société intolérante tournée vers la réussie sociale et le conservatisme religieux. Davantage soucieux d’abolir les frontières – qu’elles relèvent de la classe sociale, du genre ou de la préférence sexuelle – Corpo Elétrico ne sombre pour autant jamais dans un discours volontariste où chaque individualité ne servirait qu’à illustrer les combats d’une minorité qu’elle symbolise. Le beau geste politique du film se situe ailleurs : dans le fait de capter une circulation des désirs loin de toute classification, d’étirer les scènes jusqu’à ce que l’enjeu dramatique se désagrège ou encore d’appréhender les inégalités sociales comme une donne qui interfère dans les rapports éphémères entre les individus.
Clarté apparente
Prenant le contre-pied de ce que le titre du film pouvait annoncer, l’entrée dans Corpo Elétrico se fait on ne peut plus calmement. Multipliant les mouvements de caméra discrets et s’appuyant sur une photographie et une lumière d’une belle clarté, la composition des premiers plans étonne d’abord par son extrême lisibilité. C’est que le réalisateur ne joue pas la carte de la facilité, à l’opposé de ceux qui voudraient figurer la confusion des sentiments par un naturalisme chaotique ou en saturant la bande-son d’effets. Ici, tout est audible – particulièrement les nombreux silences qui viennent ponctuer la plupart des scènes – et visible, ce qui ne veut pas pour autant dire que l’apprentissage du monde que font les personnages – et plus particulièrement Elias – n’est pas dénué d’une complexité qui laisse souvent sans voix. Le cœur battant du film se situe ailleurs, en profondeur, tapi derrière ce naturalisme tranquille qui s’attache à capter la circulation des désirs entre la communauté et Elias qui regarde et se rêve une autre vie dont les contours nous resteront flous. Ici, les corps s’expriment pour les personnages dans une circulation de fluides qui pourrait rappeler par endroit la sensualité solaire du dernier film d’Abdellatif Kechiche. Pour autant, même si ces deux films partagent un certain goût pour l’anti-spectaculaire (le scénario de Corpo Elétrico ne réservera pas plus de rebondissements que celui de Mektoub) et la célébration des sens, la démarche de Marcelo Caetano s’inscrit dans une réalité sociale à laquelle les fantasmes du protagoniste offrent un intéressant écho.
Possession des corps
Dessinateur au sein de l’atelier de confection, Elias n’est pas celui qui fabrique : cette différence de statut au sein de l’entreprise, dont la direction ne voit pas toujours d’un très bon œil l’absence de barrière entre lui et les autres, est symptomatique d’un enjeu social où certains sont prédéterminés à exécuter ce que les autres commandent. Tour à tour grave et insouciant, le jeune homme aux ambitions abstraites se laisse porter par le plaisir qu’il a à passer du temps avec ses amis et l’attirance qu’il éprouve pour les hommes : que ce soit cet agent de sécurité d’un centre commercial sur lequel il fantasme au point de s’imaginer les détails une aventure qui n’a jamais eu lieu ou ce collègue venu d’Afrique auprès duquel il se fait insistant sans admettre que l’intérêt est à sens unique, Elias navigue entre un désir primaire de possession du corps de l’autre et son incapacité à rentrer véritablement dans la vie réelle. La mise en scène joue d’ailleurs habilement sur cette échelle de plans : en alternant les scènes où il est filmé en gros plan, dans les moments les plus crus de son intimité, et celles où il disparaît dans l’espace public, se confond dans la masse d’individus ou dans les éléments (comme cet étrange dernier plan de lui nageant dans la mer), Corpo Elétrico joue de ce rapport constant entre l’intime et le politique. Si le spleen, la gueule de bois ou les désillusions ne sont jamais bien loin, renvoyant Elias à son impuissance à prendre l’ascendant sur sa destinée, c’est que le beau premier film de Marcelo Caetano s’emploie à embrasser une réalité complexe et déséquilibrée, bien plus illisible qu’il n’y paraît.