Le triste palmarès concocté par les jurés du dernier festival de Cannes ne doit pas faire oublier que la compétition comptait des propositions vigoureuses et revigorantes. Pour nos envoyés durant la manifestation, Aquarius (second long métrage de Kleber Mendonça Filho après Les Bruits de Recife) était de ces films remuants, pas seulement pour la poussière du tapis rouge, sur lequel l’équipe du film a brandi de petites affiches où était inscrit « Un coup d’État a eu lieu au Brésil ».
Fable politique
Bordant une avenue devenue chic, l’immeuble « Aquarius » donne sur le front de mer de la ville de Recife ; il consiste en une sorte d’antiquité puisque les promoteurs s’adonnent ici avec avidité à la spéculation, laquelle passe par la destruction de tels vestiges, et une hausse sensible du nombre d’étages comme des tarifs. Clara, une élégante femme d’une soixantaine d’années, ancienne journaliste musicale, y coule ses jours. Mais pas des jours tranquilles puisqu’elle est la dernière à résider dans un édifice complètement vide, refusant fermement toute proposition, même avantageuse, du promoteur immobilier. Soit peu ou prou le schéma narratif bien connu de la fable de la dignité du petit contre le grand méchant pourri – le pourrissement, de la chair et du bâti, étant par ailleurs, sans en dire trop, un motif structurant le film de part en part, filant la métaphore du cancer, dans une allégorie où ne réside pas la force du film, sinon celle, fidèle au cinéma de genre, de la franchise tranchante de sa charge politique.
Aquarius travaille avec Les Bruits de Recife dans une relation franche et directe, avec ce présent reposant sur des couches de mémoire remontant en surface, comme un fluide s’infiltrant par de multiples trouées. Mais quand le précédent fonctionnait sur une circulation – entre les espaces, intérieurs comme extérieurs, d’un quartier ; entre ses habitants – façon mosaïque, Aquarius est beaucoup plus stable, presque sédentaire, et surtout centré sur un seul personnage qui veille sur un lieu unique, l’appartement dans l’immeuble qui donne le titre au film. Comme dans Les Bruits de Recife, la référence – parfaitement assumée par Kleber Mendonça Filho – à John Carpenter s’impose. On est en présence d’un territoire disputé par différentes forces, dont certaines invisibles qui le hantent, se disputant sa possession tandis que veille la figure du(des) gardien(s). Mais quand chez Carpenter la peur s’infiltre jusqu’à l’intérieur du territoire défini (par exemple The Thing ou Assaut), Kleber Mendonça Filho, contrairement à ce qui se tramait dans Les Bruits de Recife, délimite un espace qui en est préservé. Clara n’a pas peur, jamais.
Refuges intérieurs
Kleber Mendonça Filho ne refuse pas de mener au bout la fiction qu’il a instauré, ce qui tend à normaliser quelque peu le film dans son dernier mouvement. Mais on retient surtout qu’avant cela il emprunte un chemin complexe, passionnant. Le trajet débute par une matière archivistique (des photographies en noir et blanc retraçant l’histoire urbaine de Recife), pour s’arrimer ensuite à un prologue situé en 1980. Le temps d’une virée sur la plage où le partage d’un joint et d’une chanson de Queen fait se dandiner la voiture dans laquelle, cheveux courts stigmatisant un cancer récent, se trouve Clara avec des amis. Puis dans une joyeuse fête de famille célébrant Tante Diana, une femme au crépuscule de sa vie. Intervient une première trouée temporelle : la vieille dame digne dont les petits enfants récitent la belle vie, d’un coup d’œil sur une commode, se souvient secrètement d’étreintes sexuelles vigoureuses et passionnées vécues sur ce meuble. Dès cette amorce, la mise en scène excelle à faire vivre une géographie sentimentale, familiale et sociale, par le biais d’une coupe et d’un raccord, d’un zoom ou d’un recadrage, des directions des regards, de variations sonores connectant les êtres entre eux, et ces derniers avec les lieux.
Cet épilogue distille une somme d’affects : amoureux, filiaux, culturels, politiques, sonores (la musique sera tout du long autre chose que simplement elle-même, agissant à la fois comme une mémoire et une matière vitalistes). Même si le film ne le dit pas explicitement, cette fête en 1980 dans une famille que l’on devine éduquée, assez aisée et aux idées progressistes est cernée par le contexte de la dictature militaire qui s’est étirée au Brésil de 1964 à 1985. Ces sphères intimes (l’habitacle de l’automobile puis l’appartement) sont autant de territoires semblables à des refuges ; la joie qui se déploie à l’intérieur conjure l’hostilité extérieure, une façon d’agir que Clara conservera dans cet espace préservé sous plusieurs formes tout le long du film. Le temps d’un saisissant fondu enchaîné, on retrouve Clara, de nos jours, dans le même appartement donc, où reposent désormais les sédiments d’une mémoire affective. Le lieu en est plein, au sens propre (disques et livres, autant de supports matériels à cette mémoire) et au figuré (la somme immatérielle des souvenirs). Après ce prologue, le film est ensuite parsemé de révélations, pas au sens de coups de théâtre mais d’éléments qui comblent cette ellipse d’une trentaine d’années et nourrissent ainsi le personnage – le veuvage précoce, les enfants et petits-enfants, un voyage « égoïste » qui l’éloigna des siens deux ans durant.
Valeurs de la mémoire et du présent
La force d’Aquarius, dans la continuité des Bruits de Recife, est sa façon de travailler le temps non comme une donnée linéaire et horizontale mais comme une matière verticale, se déployant en profondeur par des connexions secrètes. D’où la dimension hallucinatoire – bien aidée par la mise en scène, sans cesse inventive et jamais forcée – d’une réalité toujours inquiétée, dont l’air est habité par le passé, avec une authentique mais subtile dimension fantastique. Les données temporelles sont contradictoires, il y a la part bienfaitrice qui remplit les êtres de ce qu’ils furent et sont, mais aussi la part la plus tragique et violente, bien souvent collective, tout particulièrement la mémoire de l’esclavage dont les échos se perpétuent au présent dans les espaces (un cours d’eau marquant sur la plage, comme une cicatrice dans la ville, une frontière sociale aussi discrète que violente) et les corps – le jeune promoteur propret faisant remarquer à Clara son teint quelque peu mulâtre, tandis que sa domestique est marquée par un métissage (elle est « presque » blanche) qui pourrait témoigner d’un droit de cuissage des « maîtres ».
Aquarius ne porte pas sur la perte et le regret, sa force est de ne pas se satisfaire d’une mélancolie polie mais de s’arrimer tout autant à la valeur du présent. Le combat de Clara est autant mené au nom de la fidélité au passé qu’à une nécessité vitale parfaitement contemporaine — ce côté combatif contre l’inique semble pressentir l’inquiétante dérive dans laquelle le Brésil est actuellement engagé. Cette nécessité du présent passe autant par une sortie en boite de nuit entre copines (un segment old teen movie à la fois drôle et touchant) que la conjuration d’un tapage nocturne malveillant par la commande à domicile d’un escort boy. Aquarius contient une nécessité contemporaine plus directement idéologique ; en 1980 contre l’inique on dansait, de nos jours les loups ont remisé les treillis et se montrent faussement polis. Ce n’est pas une raison pour baisser la garde, il s’agit bien pour Clara de ne pas céder un pouce de ses territoires, concrets comme abstraits. Ainsi l’héroïne campe de multiples dimensions du politique, de la plus explicite (le rapport au social, à l’altérité) à des niveaux plus symboliques, dont ceux passant par un corps amputé d’un sein qui clame son droit à la jouissance.