Mektoub My Love : Canto Uno s’ouvre sur deux citations consacrées à la lumière (on y reviendra) mais surtout avec une scène dont l’organisation donne la clef de ce qui se joue le long des trois heures qui composent le film. Amin (Shaïn Boumedine), de retour à Sète après une année d’études à Paris, s’approche de la maison d’Ophélie (Ophélie Bau), une amie d’enfance dont, on le comprend rapidement, il est secrètement amoureux. Il s’étonne de la présence d’une mobylette stationnée devant la porte, entend de petits cris de jouissance, puis s’avance près d’une fenêtre d’où il voit Ophélie dans les bras de Tony (Salim Kechiouche), son cousin. Ce n’est qu’à partir de cette entrée en matière, par le truchement d’un regard extérieur, que Kechiche filme alors pleinement la plénitude de l’étreinte, dans la fougue et la passion. D’aucuns, on s’en doute, verront dans cette ouverture un indice nourrissant le soupçon de voyeurisme qui pèse sur le cinéaste depuis les cas de Vénus noire et de La Vie d’Adèle. Pourtant l’affaire s’avère autrement plus complexe, et ce pour deux raisons : la première tient à ce que Amin, photographe amateur et apprenti cinéaste, se révèle être autant un acteur des événements qui émaillent le film que leur observateur curieux et patient – il n’ira d’ailleurs jamais interférer avec la logique de ce qui se montre à lui (par exemple : une fille qu’il désire se retrouve séduite par un autre homme). En cela, Mektoub… brosse le beau portrait d’un héros en retrait, qui préfère généralement se tenir en périphérie du ballet de regards, de séductions, de danses, d’agitations joyeuses qui forment la farandole des scènes du film. C’est autour d’astres (la callipyge Ophélie, le charismatique Tony, la troublante Céline) que gravite Amin tel un satellite, sauf dans une très belle scène tardive où, soudainement, Ophélie dit à son ami « Parlons de toi », et qu’alors la caméra s’autorise à graviter autour du jeune homme discret, qui se retrouve ensuite enserré des deux femmes qu’il désire, Ophélie et Céline, le visage irradié par le halo du soleil.
La deuxième raison, quant à elle, se trouve dans le cœur même de ce que raconte le récit, à savoir la maturation d’un regard qui se charge de la joie et du plaisir qu’il contemple, pour s’enrichir de ce « quelque chose » qui donne à Amin une aura séduisante aux yeux d’une jeune fille russe dans l’avant-dernière scène du film. Mektoub… marque en effet une radicale transformation du rapport au monde dans le cinéma de Kechiche. Il suffit de se souvenir de la mécanique de montage qui régissait La Vie d’Adèle : après l’ivresse du désir et des sentiments (en gros plan), le film montrait à plusieurs reprises (en plan large) son héroïne recrachée dans un monde cadenassé par un dualisme de classe (les spaghettis contre les huîtres). D’où que le film s’attardait autant sur ce qui était rejeté (les larmes, la morve) que sur la bouche de la jeune fille, marque de son appétit mais aussi gouffre des pulsions par lequel Adèle retombait violemment dans le monde après les vertiges des passions suspendues. Or Kechiche oppose ici à la binarité du film précédent de longues séquences où la sensation, mais aussi l’impact qu’elle a sur le sentiment d’être au monde d’Amin, sont filmés en même temps. Amin n’est pas seulement un beau jeune homme un peu timide, c’est aussi un visage sur lequel ne cessent de s’imprimer le soleil, les lumières des boîtes de nuit, le rouge d’une chambre noire, les rires et la joie de ceux qui l’entourent ; un visage qui aspire la lumière, mais qui est moins marqué par elle (comme pour Adèle, encore une fois) qu’il n’en est doucement imprégné.
L’agneau et le réel
Ce rapport à l’événement et son impact culmine dans une séquence merveilleuse où Amin attend l’accouchement d’un agneau qui se retrouve justement jeté au monde par sa mère. La patience documentaire avec laquelle filme Kechiche vient tout d’abord invalider le cliché « naturaliste » qui colle à son auteur, puisqu’elle montre dans la dramaturgie même comment l’événement n’est pas subordonné au récit mais bien que le récit est subordonné à l’événement : il nous est ainsi distinctement dit que Amin attend la mise au monde le matin et, pourtant, c’est bien de nuit que l’accouchement, en tant qu’événement documentaire, se produit – et c’est bien ensuite comme un fait nocturne qu’il sera évoqué dans un dialogue entre Ophélie et le héros. Outre ce rapport au réel, ce qui se joue entre l’expérience et son impact ne s’affirme désormais plus comme binaire – la frontière du champ-contrechamp qui sépare le photographe de son sujet se retrouve même abolie quand la brebis, à la surprise d’Amin, fait une embardée vers lui pour jeter au sol un second agneau – mais comme circulaire : Kechiche ne filme au fond que ça, des allers et retours entre ce qui se passe et la manière dont Amin absorbe ce qu’il regarde.
Puisque le regard est le fin mot de l’histoire, il faut donc revenir enfin sur la question du voyeurisme posée en préambule. Dans l’ultime séquence, le jeune homme marche sur une plage ; il regarde le ciel, autour de lui, et la caméra décadre à un moment sur une paire de fesses, puis sur une jeune fille, et enfin sur une troisième, Charlotte, la copine de Céline, avec qui se dessine alors une nouvelle romance possible sur laquelle se termine le film. Chaque élément de la séquence a son importance, jusqu’à ce détail libidineux (le coup d’œil jeté aux fesses charnues), parce qu’elle définit d’une manière très simple le processus qui guide le regard d’Amin et sa finalité : si le jeune homme voit à ce moment Charlotte, et s’il la voit différemment qu’au début du film, c’est précisément parce qu’il voit désormais tout ce qui se trouve à sa portée. Un regard curieux et désireux de se poser sur toutes choses autour de soi ne peut être qu’un regard comportant une part « sale », et il est en cela parfaitement cohérent que le film mette en scène de la même manière le miracle de la naissance d’un agneau et ce qui suit dans le montage, à savoir une soirée très arrosée dans une boîte de nuit. De la mystique de la création au twerk sur une piste de danse se joue en effet la même dialectique entre l’événement et le regard de celui qui en est le témoin. Vu sous cet angle, le film prend la forme d’un autoportrait modeste (la position en retrait qu’occupe Amin) et lucide – une fine ligne (mais une ligne tout de même) sépare l’appréhension de la prédation (par exemple : dans la boîte, Amin se positionne au-dessus de Ophélie et Céline qui s’embrassent, pour les observer sans se joindre à elles) et la contemplation du voyeurisme (les nombreux plans sur les fessiers). Jamais le cinéaste n’avait signé un film à la fois aussi précis sur l’horizon de son cinéma et débarrassé des modalités qui jusqu’ici cadenassaient sûrement sa méthode – le film semble ainsi charrier en son sein plusieurs devenirs possibles et délaisse autant la vraisemblance sociologique qu’il ne se détache de l’impératif de reconstitution, alors même que l’action est supposée se dérouler en 1994. Il fallait donc que Kechiche s’abandonne pleinement à la richesse et à l’impromptu de l’événement pour livrer son film le plus libre et minutieux.