Un vent de fraîcheur aurait pu – et dû – souffler sur la franchise Creed : en novembre 2018, quelques jours après la sortie américaine de Creed II, Sylvester Stallone annonçait qu’il cesserait définitivement d’apparaître dans son éternel rôle de Rocky Balboa. Mais l’industrie avait-elle encore besoin de lui pour continuer d’exploiter le filon Rocky ? Depuis plus de quarante ans, les films ont chevauché les décennies en filant une métaphore simple et inusable : le ring de boxe comme allégorie sociale, politique et morale. Ainsi, dans le tout premier Rocky (1976), Balboa affrontait moins Apollo Creed avec l’objectif de gagner qu’avec celui de « tenir la distance ». S’il était finalement déclaré perdant au terme d’une lutte héroïque, il portait des valeurs typiquement américaines : l’opportunité offerte à chacun de s’arracher à sa classe sociale, le sens de l’effort et du travail, ou encore le dépassement de soi. On ne va évidemment pas en demander autant à Adonis Creed : incarné par un Michael B. Jordan par ailleurs promu réalisateur, le successeur de Rocky n’a aujourd’hui plus grand-chose à prouver. Boxeur amateur issu d’un centre de détention pour mineurs (Creed – L’Héritage de Rocky Balboa), puis champion du monde de la catégorie poids lourds (Creed II), il incarne dans ce troisième volet une certaine idée de la réussite sociale. Dans cette perspective, le tout premier plan le montrant dans la sphère domestique, où se dévoile un immense salon et une vaste terrasse surplombant la ville de Philadelphie, s’apparente presque à un encart publicitaire. L’embourgeoisement du boxeur, perceptible aussi bien dans les dimensions de son appartement que dans le défilé de ses costumes Ralph Lauren, offre ainsi au public de Creed le miroir d’un style de vie particulièrement désirable : un mélange de coolitude et de mauvais goût américain dont Michael B. Jordan semble être devenu l’emblème.
Une fois cette cosmétique repérée, que reste-t-il à voir ? Peu de choses, à vrai dire : les scènes de boxe sont rares, expéditives ; le conflit entre Adonis et son antagoniste, Damian (dont l’acteur Jonathan Majors offre une incarnation tout en froncements de sourcils), reprend le vieux schéma de la lutte entre la star de la boxe et le déclassé, lutte dont les nœuds se dénoueront, bien sûr, sur le ring. Bâclé dans sa mise en scène (on arrive au dernier round sans même avoir pu compter les points), le combat final apparaît avant tout comme le vecteur d’une résilience : en tapant littéralement là où ça fait mal, les deux boxeurs exorcisent le drame du passé servi en flash-back dans le prologue et scellent ensuite leur réconciliation dans les vestiaires. Dès que le film tente de regarder ailleurs, en esquissant par exemple une histoire de harcèlement autour de la fille sourde-muette d’Adonis Creed ou en le confrontant brutalement au deuil (sa mère meurt d’un AVC après lui avoir révélé un terrible secret), il active des ficelles dramatiques dignes d’un soap : à chaque fois que l’émotion doit poindre, la mise en scène se complaît en gros plans paresseux, traquant le regard mouillé et la larme qui glisse délicatement sur la joue. Cette sentimentalité insistante aurait pu être mise au crédit du film si Michael B. Jordan avait voulu conduire la franchise vers le mélodrame pur (ce qu’étaient en partie le premier Rocky et, de façon plus nette, Rocky Balboa). Mais surtout soucieux de vendre son image – entendons par image : sa plastique sans cesse contemplée – l’acteur américain est en réalité incapable d’avoir un point de vue sur d’autres que lui. Chaque scène, même la plus triste, la plus mélodramatique, laisse le sentiment de glisser à la surface de son corps, d’être sans prise sur l’idéal de beauté qu’il croit incarner.
« Ain’t no change » annonce un commentateur sportif devant le style de jeu d’Adonis Creed ; on pourrait en dire autant de ce volet monotone, qui se contente de redistribuer les cartes de la franchise sans invention ni finesse, actant simplement de la montée en puissance de Michael B. Jordan, moins acteur ici que modèle, mannequin ou influenceur. Les chiffres du box-office (un million d’entrées dans les salles françaises en moins d’une semaine) indiquent que la franchise, en renonçant à toute ambition narrative et esthétique, ne s’est pas trompée de stratégie : comme une marque mondialement adorée, Adonis Creed n’a plus qu’à se contenter d’être Adonis Creed. Plus rien ne peut maintenant lui arriver.