On sait, avec la franchise Rambo, combien aujourd’hui encore Sylvester Stallone n’est pas près de tourner la page des icônes qu’il a créées sur sa personne — non que ce soit forcément à déplorer. Avec Creed, spin-off de la saga Rocky, on constate aussi qu’il a autant de difficultés à passer la main. C’est pourtant censé être le sujet de ce film où il ne tient que le second rôle. Plus que jamais patron pépère du restaurant « Adrian’s » de « sa » ville de Philadelphie où on le découvrait pour sa belle sortie de ring dans Rocky Balboa (2006), voilà l’ex-champion de boxe poids lourds amené à coacher à contrecœur un certain Adonis Johnson venu le trouver. Le jeune homme est un sanguin formé aux bagarres et aux combats semi-clandestins, mais surtout un fils illégitime hanté par l’ombre de son défunt père Apollo Creed, autre champion de la discipline, dont Rocky fut le challenger (dans le Rocky de 1976) puis l’ami (Rocky II et III). Sur le papier, il faudrait voir la légende se résignant à ne pas séparer du ring mais à rester au bord, inspirant la jeune génération prête à reprendre la relève et à amener avec elle une réactualisation du mythe, la street credibility des années 2010 remplaçant celle des années 1970 comme le hip-hop les partitions désormais classiques de Bill Conti. Ce n’est pas si simple. La plupart du temps, la rencontre entre l’ancienne et la nouvelle génération, le passage de relais, ne sont guère traités que comme des formalités mises en scène avec soin mais sans plus d’inspiration que les piques verbales de mentor désormais dévolues à Stallone.
C’est que Creed semble regarder ailleurs : dans les décors familiers (le restaurant, la salle d’entraînement, l’escalier sur la place : il ne manque que la chambre froide et ses quartiers de viande à boxer), les situations déjà vues dans des épisodes précédents, le conflit entre champion déclaré et outsider, même les notes de Conti qu’on finit par invoquer de nouveau, enfilade de vestiges, fétiches et réminiscences que Rocky et Adonis, chacun à sa façon, revisitent tel un musée qui ne serait pas près de disparaître. Les motifs peuvent paraître un peu trop familiers, comme si on avait voulu rassurer les fans à l’instar de J.J. Abrams avec Star Wars : Le Réveil de la Force et ses appels insistants à la nostalgie. Mais le film ne sonne pas creux, pourvu qu’on tienne compte de cette dimension de musée, et de la façon dont chacun l’arpente avec son bagage et surtout ses paradoxes propres, donnant parfois l’impression de deux films parallèles qui tenteraient de se fondre en un. Adonis, désireux de se faire un nom dans la boxe sans l’ombre de son père, sans réaliser qu’en fait il cherche précisément à canaliser la douleur de l’absence de celui-ci, revient sur les lieux d’une certaine étape de son histoire, mais ironiquement c’est une autre histoire qu’il contemple. Le rôle est bien porté par Michael B. Jordan, dans le registre du jeune homme familier de la rue et désireux de donner un sens à sa galère. Quant à Rocky, vieille gloire en retrait dans le mausolée qu’il s’est constitué (même son restaurant, quand il y apparaît, est vide), il se remet en branle en retournant au contact des endroits et des visages qu’il connaît et qui le connaissent, en commentant son passé avec une certaine distanciation mi-comique mi-sérieuse. Stallone, fidèle à lui-même, y va avec un bagout aussi imperturbable que touchant dans ce qu’il laisse transparaître derrière les mots (la rétrospection, l’amertume, la hantise), tout en tentant de faire évoluer ce personnage qui l’accompagne depuis longtemps, de le rendre plus spirituel, moins agressif dans son côté rentre-dedans, plus pathétique aussi — ce qui n’est pas sans risque : attention à l’abus de maquillage pour jouer le vieillard malade.
Vieille flamme
Le titre Creed, au fond, est un leurre — ou alors le signe d’une tentative à demi réussie de tourner la page Rocky. Si Stallone n’en a pas tout à fait fini avec son personnage, il semble que la saga elle-même ne soit elle-même pas décidée à le lâcher, continuant à entretenir la vieille flamme, consciente que celle-ci est encore attendue du public avant qu’il soit prêt à accepter son extinction. Le film tient à peu près tout entier à cela, dans son rapport tenace à la légende qui l’a suscité et qu’il doit à son tour porter en attendant mieux, et n’est d’ailleurs jamais plus émouvant qu’à partir du moment où il assume cet attachement, cette ferveur pas éteinte, ce fétichisme. Ce moment arrive quand Adonis, se trouvant empêché de s’entraîner, décide d’aller trouver Rocky chez lui, alors que celui-ci est malade. Les gamins qu’il croise dans le quartier l’identifient sans cérémonie ni déplaisir comme le rejeton d’Apollo Creed, mais la perspective d’aller voir le vieux Balboa emballe tout le monde, qui se met à courir derrière Adonis — et la mise en scène de s’exalter à leur suite avec force ralentis et chanson à plein tube. On imagine d’aucuns trouver cela d’un premier degré épuisant, exagérément emphatique s’agissant d’une icône communément vue comme passée de mode. Qu’il nous soit néanmoins permis d’y trouver un gros élan de sincérité, un aveu criant qui soudain incite à accueillir tous les dénouements, même quand celui choisi s’avère décalqué du premier Rocky. C’est que le fils de Creed peut se démener comme il peut, se battre ou simplement se tenir debout, être interprété avec la plus grande conviction par Jordan, mais il y a une chose qu’il a peu d’espoir de changer : le vrai héros populaire, celui qu’au fond tout le monde veut revoir, même malade ou à terre, c’est Rocky Balboa. Le grand défi des prochains épisodes (car il y en aura, inutile de feindre le suspense) devrait être de changer cette donne-là, d’oser une vraie relève. Le Golden Globe du meilleur second rôle qui vient d’être décerné à Stallone pour sa performance serait-il un encouragement dans ce sens ?