Tommy Lee Jones chez Tavernier ? Voilà de quoi intriguer les curieux. La tension entre la tradition cinématographique française – au risque (assumé) d’un certain classicisme – et une admiration profonde pour la culture américaine n’est pas nouvelle chez le réalisateur, dont la cinéphilie érudite et la grande connaissance du cinéma américain ne sont un secret pour personne. Dans la brume électrique, que cinq années séparent du dernier opus de Tavernier (Holy Lola, 2004), est à la fois un retour et une renaissance : retour à des obsessions récurrentes, renaissance d’un style qui s’affranchit définitivement de la pesante explication. Attendu au tournant, Dans la brume électrique fait plus que tenir ses promesses : il fait exploser les attentes, et fascine autant qu’il déroute.
Une nature marécageuse, noyée dans le brouillard. Une voix-off énigmatique qui nous conte, avec des intonations d’outre-tombe, l’ancienne coutume des peuples qui déposaient sur les tombes des morts de lourdes pierres, afin que leurs âmes ne viennent pas hanter les vivants. Une coutume dont il serait vain de se moquer, car «les morts peuvent flotter à la lisière de notre vision avec la luminosité et la densité de la brume». La caméra erre à travers le bayou moite et lugubre, avant de découvrir un corps qu’une poignée d’hommes recouvrent et emportent. Une très jeune femme a été assassinée. Ce n’est ni la première, ni la dernière. Nous sommes à New Iberia, en Louisiane, et l’inspecteur chargé de l’enquête sera Dave Robicheaux, dont le nom est connu des lecteurs de James Lee Burke ; il aura la voix et la dégaine désabusées et profondes de Tommy Lee Jones.
Un début de thriller… ou presque. Les images brumeuses, à la lisière du fantastique, et la tonalité de la voix-off, nous détachent déjà de l’intrigue au moment même où elles devraient nous y faire entrer. On se souvient de l’éclipse qui ouvrait Coup de torchon (adapté d’un autre roman américain, de Jim Thompson cette fois) : c’était, comme ici, une manière de s’en remettre à des forces naturelles et énigmatiques, à une couleur métaphysique sans être rationnelle – et de mettre à distance le règne sacro-saint de l’intrigue. Bien sûr, il y aura ici tous les éléments d’une enquête policière. Des coups de feu, des coups de poing, un bar louche, des filles faciles, une petite fille menacée, et une poignée de mafieux peu rassurants. Bien sûr, il y aura des rebondissements, du suspense, et une progression. Il y aura de quoi s’interroger, émettre des hypothèses, être surpris. Mais ce n’est sans doute pas l’essentiel. Et c’est ce qui explique que le producteur américain, de crainte que le film ne soit pas suffisamment compréhensible, ait fait réaliser un autre montage aux États-Unis, où le film est directement sorti en DVD. Fort heureusement, c’est la version voulue par Tavernier qui sort sur les écrans français.
L’essentiel – le titre l’indique en partie – est peut-être plutôt du côté de cette géographie (ou philosophie ?) de la brume – de ce voyage, fait d’errances et d’errements, sur une terre meurtrie, blafarde. La brume électrique des morts confédérés (le titre complet du roman est In the Electric Mist with Confederate Dead), existentielle et visuelle, s’incarne dans celle de la Louisiane de l’après-Katrina. Le choix de situer l’histoire après l’ouragan n’est pas anodin. Il est une astuce scénaristique, qui permet de suggérer que les mafieux, dont le chef est interprété par un John Goodman très en forme, détournent les aides fédérales à la reconstruction – et, par conséquent, une manière de tirer le film vers un registre plus politique. Il est aussi ce qui éclaire tout le rapport à la nature, au paysage ; c’est avec une fascination mélancolique que Tavernier filme cette terre dévastée – terre qui porte au présent les traces d’une catastrophe passée, comme on peut porter au présent le souvenir d’un drame personnel. Géographie physique et mentale se rejoignent dans ce décor qui incarne l’idée d’une mémoire du désastre, en même temps qu’il propose une double coloration réaliste et fantastique.
Car le film joue sans cesse sur la confusion du fantasme et de la réalité. Le réalisme du contexte – l’après-Katrina – et de l’enquête policière est constamment contrebalancé par une tonalité sinon fantastique, du moins fantasmatique, qui met brillamment en relief la dimension imaginaire, et éventuellement délirante, libérée par toute énigme policière. Mais la force du film tient à son refus des catégories. L’intervention de l’«usine à rêves» hollywoodienne (incarnation de l’imaginaire, et de la mise à distance de la réalité, s’il en est) est justifiée par le personnage de la star Elrod Sykes – qui se lie d’amitié avec Robicheaux, et qui tourne un film sur la guerre de Sécession ; elle est pleinement intégrée au déroulement de l’intrigue. Même les apparitions du vieux général sudiste que Dave Robicheaux croise régulièrement sont présentées comme étant à la fois hallucinatoires et authentiques. «Je croyais aux visions de Robicheaux», déclarait Tavernier dans une récente interview. C’est cette croyance-là qui confère au film sa cohérence : le fantasme est filmé comme du réel, et, symétriquement, les épisodes les plus réalistes du thriller auront toujours leur part de cauchemardesque. La distinction n’a pas lieu d’être.
Il n’y a pas d’imaginaire sans passé, sans rapport à la mémoire. Cette mémoire – mémoire des morts, de la mort – porte Dans la brume électrique, faisant de l’enquête policière une enquête historique, où l’histoire personnelle et l’histoire collective se mêlent constamment. Le film ne commence peut-être vraiment qu’à partir du moment où Elrod Sykes parle à Robicheaux d’ossements humains qu’il a découverts dans un bayou – et qui sont ceux d’un noir autrefois lynché sous les yeux de l’enfant qu’était Robicheaux. Il va dès lors s’agir de déterrer, au sens propre et au sens figuré, des souvenirs qui sont à la fois ceux de l’inspecteur, et ceux de toute une communauté qui n’a su se construire que sur le conflit, la haine raciale, la guerre. La mémoire d’un homme devient alors le coupable miroir d’une culture qui a trop longtemps enterré ses démons.
Tommy Lee Jones, qui s’est impliqué dans le projet au point d’écrire certaines scènes, porte le film avec une densité, une présence impressionnantes. De son corps massif, de son visage faussement impassible, on retient surtout cette capacité à imprimer et refléter, dans son absence même d’expression ostensible, la dureté de ce qu’il traverse. Figure solitaire qui parcourt l’œuvre de Burke, Robicheaux fait partie de ces héros complexes et énigmatiques dont le flegme apparent rend les explosions de violence d’autant plus surprenantes, et brutales. La confrontation à la violence – celle des autres, et la sienne propre –, qui se situe dans la lignée de films aussi différents que Coup de torchon ou Capitaine Conan, tend à faire du conflit un mode d’être plus qu’un contexte donné – le révélateur d’une intériorité torturée et tortueuse. Portrait d’un homme seul, tableau d’une époque et d’un milieu, film policier et rêverie sur la persistance du passé : Dans la brume électrique, film multiple et insaisissable, est tout cela à la fois. Intime et collective, fantasmatique et politique, la confédération des morts, brumeuse comme peut l’être une mémoire, n’a pas fini de nous hanter.