On peut certes prendre Quai d’Orsay sous l’angle de l’adaptation de bande dessinée. Publié en deux tomes en 2010 et 2011, le roman graphique de Christophe Blain et Abel Lanzac est un petit chef‑d’œuvre du neuvième art qui, par l’intermédiaire d’un jeune conseiller propulsé dans l’équipe d’un ministre des Affaires étrangères dont il est clair qu’il s’agit de Dominique de Villepin (malgré un faux nom), dresse un portrait de toute la marmite politicienne : ou, pour être plus exact, le huis clos d’un cabinet ministériel, c’est-à-dire pas tout à fait un groupe conquérant, engagé dans les luttes de pouvoir, mais un engin politique replié sur lui-même, une micro-fourmilière de six ou sept cols blancs en quasi-autarcie.
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Justement, le répertoire de la bande dessinée francophone a récemment permis au cinéma de grande exploitation de repousser les limites de la médiocrité (Boule et Bill, L’Élève Ducobu) et ce dernier ne semble pas résolu à s’arrêter en si bon chemin vu les succès rencontrés (Benoît Brisefer, en préparation, avec Gérard Jugnot et Jean Reno). Quai d’Orsay, certes, n’est pas à ranger sur la même étagère, parce que l’entreprise d’imitation du matériau original y est moins vulgaire, moins rance que dans les explosions orgiaques de couleurs forcées, de vedettes ringardes auxquelles l’incursion des grands groupes audiovisuels dans les classiques franco-belges nous avait jusqu’alors habitués. Plus adulte (mais l’œuvre de base l’était aussi), moins vicié, le film de Tavernier n’en est pourtant pas moins piloté par cette idée saugrenue selon laquelle cinéma et bande-dessinée sont de si proches parents qu’ils doivent partager les mêmes effets, que leurs langages peuvent et doivent se singer l’un l’autre. Tavernier court donc jusqu’à l’essoufflement après le rythme mouvementé de son matériau d’origine : une œuvre-tempête, extrêmement mobile, pour laquelle il s’encombre de gadgets, de formalisme toc et publicitaire, d’effets sonores grotesques.
Or même s’il feint de ne pas l’être « tant que ça » puisque c’est une adaptation, un film de corps, un film physique, Quai d’Orsay est surtout un film politique. C’est là que le bât blesse le plus douloureusement. Car si ce registre, sur le mode contemporain, s’est remis à inspirer le cinéma français – ou plutôt disons que le cinéma français a relativement cessé de le craindre –, ce fut pour donner deux types de films : ceux assez précis et agiles pour capter quelque chose de la jungle du pouvoir (L’Exercice de l’État), et ceux qui jouent à la politique comme on joue à la dînette (La Conquête), c’est-à-dire en imitant mollement son langage, en singeant ses postures. Par une mystérieuse disparition, Quai d’Orsay passe, entre la bande-dessinée et le cinéma, de la première catégorie à la seconde. Sur des scènes exactement similaires, des dialogues intacts, il arrive à basculer de l’exactitude à la bouffonnerie, probablement à cause de la peine qu’ont les comédiens à s’incarner : Lhermitte, pilori planté au milieu du plan, est l’exact opposé du taureau infatigable de son personnage ; quant à Raphaël Personnaz, il est invisible.
Mais ne limitons pas le problème à un défaut de casting. Malgré sa façon de brouiller les pistes (à la va-vite : il est facile de remplacer Taillard de Worms par Villepin et Lousdémistan par Afghanistan), Quai d’Orsay reste à peu près limité au jeu des ressemblances. Sans aucun cap, sans aucune colonne vertébrale, le film ne fait que butiner : une crise au Moyen-Orient met un peu de piment, un discours à l’ONU un peu de panache, et tout s’enchaîne ainsi comme une recette de cuisine. À la fin, on reste un peu interloqué par cette façon de ne faire en politique qu’une simple promenade. Comme s’il n’incombait plus à un film de coulisses ministérielles d’articuler un quelconque discours.