Ancien critique aux Cahiers du Cinéma comme à Positif (qui mieux que lui pour dépasser les querelles de chapelle qui ont opposé les deux revues ?), Bertrand Tavernier est depuis longtemps un écrivain de cinéma. On le connaît pour ses ouvrages sur le cinéma américain, ainsi que pour son blog DVDblog dans lequel il revient chaque mois sur les nombreuses sorties DVD qui mettent à l’honneur le cinéma de patrimoine. Tavernier est un dévoreur de cinéma, qui, comme Luc Moullet ou François Truffaut, ne peut se contenter de faire des films : il doit aussi partager son amour pour les films des autres, pour l’histoire du cinéma en général, que ce soit à travers la publication d’articles, d’ouvrages, ou, de manière plus cinématographique, à travers ce documentaire passionné et captivant sur le cinéma français.
Voyage à travers le cinéma français n’est pas un exercice original en soi, puisqu’il fait référence aux fameux Voyage de Martin Scorsese à travers le cinéma américain et Mon voyage en Italie. Comme Scorsese qui confiait son incapacité à commenter le Hollywood de sa génération (étant partie prenante et non plus simple spectateur), Tavernier arrête son voyage au moment où sa carrière de cinéaste prend son envol, au début des années soixante-dix. Au lieu de s’exprimer en tant que réalisateur toujours actif, il adopte essentiellement la posture de spectateur, de passionné d’histoire et de témoin pour se pencher sur cette période désormais lointaine du cinéma français.
Certes, son essai n’est guère surprenant formellement (on ne s’attendait pas non plus à ce qu’il refasse les Histoire(s) du cinéma de Godard) : Tavernier aligne les extraits de films, commentés en voix-off de façon didactique, ou prend la parole face à la caméra de manière très sobre. Mais fort de cette humilité, le film montre ses plus belles qualités en se mettant au service des artistes, souvent avec émotion. Tavernier se plaît lui-même à se décrire comme un ambassadeur admiratif. Ces trois heures de film, au cours desquelles il célèbre les artistes de cinéma connus ou méconnus qui ont marqué sa vie, s’avèrent nécessaires tant elles parviennent, au-delà de ce qui a déjà été raconté mille fois, de dessiner une histoire secrète et intime du cinéma français.
Une admiration totale pour le cinéma
Tavernier retrace la filmographie des ses maîtres Jean Renoir et Jacques Becker, et livre un témoignage précieux sur sa relation avec ses deux parrains de cinéma, Jean-Pierre Melville et Claude Sautet qui l’ont accompagné à ses débuts. Il se permet de multiples digressions où il rend hommage aux grands acteurs, par exemple Jean Gabin et Eddie Constantine, ou au compositeur Maurice Jaubert qui a signé de grandes partitions (L’Atalante, La Fin du jour) dans les années 1930 avant de mourir prématurément. Tavernier, qui se livre à des analyses passionnées d’extraits de films, est loin d’être obnubilé par les seules qualités de mise en scène des auteurs, et considère le cinéma dans tous ses aspects, évoquant le travail des acteurs, des chefs décorateurs, des musiciens, etc. De manière très convaincante, Tavernier tisse également des liens plus ou moins explicites entre des réalisateurs aussi différents que Bresson, Becker et Melville, en insistant sur l’attention obsédante que portent ces cinéastes pour les gestes et les rites quotidiens.
Guerre et rupture
Riche en précisions historiques, en analyses, et en anecdotes qu’il serait trop fastidieux de résumer ici, le film tire surtout sa profondeur et sa mélancolie dans le trajet autobiographique que Tavernier dessine en creux, depuis son souvenir de la libération de Lyon en 1944 jusqu’à son aventure d’assistant réalisateur sur Léon Morin, prêtre (1963) de Melville dont l’histoire se déroule justement pendant l’occupation. Sa vie – et sa vie de cinéma – commencent en pleine Seconde Guerre mondiale. Les années d’occupation sont un point de rupture dans l’histoire du cinéma français, à l’image des cheveux de Gabin qui se sont mis à soudainement blanchir lors de son engagement dans les Forces navales françaises libres, ou plus tristement des positions politiques complaisantes de Renoir vis-à-vis de Pétain avant son exil pour l’Amérique. Si, après la Libération, la Seconde Guerre mondiale continue de hanter le cinéma de Melville ainsi que les rôles de Gabin, la jeune génération de la Nouvelle Vague est quant à elle touchée directement par un autre conflit, la guerre d’Algérie, au cœur d’Adieu Philippine de Jacques Rozier et de Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, cités rapidement par Tavernier.
La mélancolie du cinéphile
Avant de clore son voyage sur son admiration pour Sautet, Tavernier raconte sa carrière d’attaché de presse et les efforts qu’il a employés pour défendre les films de Godard, dont Pierrot le Fou. Le voyage de Tavernier, en s’articulant autour de la Seconde Guerre Mondiale (des années 1930 jusqu’à la fin des années 1960), prend une dimension mélancolique et tragique, certes beaucoup moins appuyée que dans les Histoire(s) du cinéma de Godard, mais sensiblement proche. La mélancolie du film est aussi purement cinéphilique, c’est-à-dire que ce voyage se regarde comme l’on traverse un monde disparu, hanté par les morts qui revivent le temps de la projection. Le cas de Gabin est un bel exemple de la puissance avec laquelle le cinéma rend compte du vieillissement. Comme des rides qui creusent la peau, les lignes de vie s’entrelacent inextricablement au sein de sa filmographie qui finit par avoir l’allure d’une véritable biographie filmée sur plus de quarante ans.
En attendant la suite
Le générique de fin – qui liste des artistes et des auteurs non mentionnés dans le film comme Jacques Tati – suggère la sortie de nouveaux chapitres, qui prendront la forme d’une série télévisée d’au moins huit épisodes. Cependant, la limite de cet essai n’est pas de ne pas documenter exhaustivement la période chronologique fixée par Tavernier. Au contraire, c’est peut-être de ne pas avoir su transgresser ce cadre patrimonial. Il tente de redonner vie aux œuvres grâce au plaisir communicatif de l’analyse et du commentaire, souvent brillants. Cependant, il ne pose pas assez la question de leur réception parmi les nouvelles générations, à l’inverse de Scorsese qui s’adressait aussi aux étudiants et les invitait à tirer des enseignements de ces classiques, à la manière des jeunes peintres qui autrefois copiaient les tableaux de maître. Au début de la troisième partie de son voyage à travers le cinéma américain, Scorsese dit : « Souvent, de jeunes réalisateurs me demandent pourquoi j’ai besoin de voir de vieux films. J’en ai tourné beaucoup depuis 20 ans. Et je leurs réponds que je me considère toujours comme un étudiant. Plus je tourne depuis vingt ans, plus je m’aperçois que je ne sais rien. Mais j’espère toujours découvrir quelque chose ou quelqu’un dont je pourrais apprendre. C’est ce que je dis aux jeunes réalisateurs, aux étudiants : faites comme ce que faisaient les peintres. Étudiez les grands maîtres. Enrichissez votre palette, élargissez votre répertoire. » Le voyage de Scorsese s’ouvre vers la pratique et vers la création du cinéma de demain, ce qui ne ressort pas dans le discours de Tavernier. Son essai n’en reste pas moins passionnant et mérite bien sûr d’être vu, à la fois pour mieux saisir le parcours du cinéaste, et poursuivre l’exploration de cette période charnière de l’histoire du cinéma français.