Autant le reconnaître tout de suite : je ne suis pas un familier du cinéma de Jean-Claude Rousseau. J’ai vu, une fois, Les Antiquités de Rome (1989) à la Cinémathèque, film qui, sur le moment, m’avait assez peu ému mais a fini par s’imposer avec le temps. C’est pourquoi j’ai choisi de vous parler de Jean-Claude Rousseau à partir d’un seul film (son dernier), en néophyte, partant de mes seules premières impressions. Certes, je serai incapable de replacer De son appartement dans la perspective du travail de son auteur. Mais je vous garantis n’avoir pas été conquis d’avance par la longue fréquentation d’une œuvre et l’affection qu’on en tire. Je puis donc tenter de vous expliquer pourquoi je pense, aujourd’hui, que De son appartement, daté de 2007, vaut le coup d’œil. Parce que JCR est l’un de ces ascètes solitaires et radicaux, radicalement solitaire – un véritable Diogène – qui par leur patience et la force de leur regard, savent encore mettre Paris (et le monde) en bouteille.
Une drôle d’impression saisit le cinéphile à la vision de De son appartement. D’une part, des cadres (le format carré), des compositions, des durées revivent, qui ont la simplicité, la frontalité, l’économie du cinéma classique, voire du cinéma muet. De l’autre, une réduction drastique des moyens du cinéaste à son environnement le plus immédiat (son corps, son appartement, son quartier, sa ville), pousse cette économie dans ses derniers retranchements et fait tenir le monde dans un mouchoir de poche. Entre les deux, émerge cette impression de voir du cinéma tel qu’il aurait pu être s’il avait choisi une autre voie, s’il avait, à un moment donné de son histoire, suivi un autre embranchement. S’il avait été peinture, sculpture, théâtre, danse ou poésie. Si l’écran n’avait été que la continuité de cette grande toile blanche où le peintre inscrit ses traits, volumes et couleurs, avec le mouvement en plus.
Bref, si le cinéma était un art, il serait un film de JCR. Il existe un mot qui « colle » à notre drôle d’impression : « conditionnel ». JCR filme avec des « si ». Il fait du Si-néma, une sorte de jeu d’enfant, à la fois très sérieux et très léger. Et le plus fort, dans tout cela, c’est qu’il arrive, au bout du compte, à mettre Paris en bouteille.
Car que voit-on dans De son appartement ? JCR se filme marchant dans les couloirs de son appartement parisien, d’une pièce à l’autre. Souvent, son corps épais prend la pose devant une fenêtre, devant un mur décrépi, ou se pose tantôt sur un vieux fauteuil délabré, tantôt sur une simple chaise en bois. Il égrène alors quelques alexandrins du Bérénice de Jean Racine. À la rotation des jours, des heures, succède celle des gros pulls de JCR, puis celle des objets courants, qui pointent leurs bords dans le cadre, si près qu’ils n’y entrent presque jamais complètement. Ils relaient les gestes quotidiens de JCR – pris dans l’aplomb scénique du dispositif, qui leur confère un hiératisme spectral – les gestes de sa vie de célibataire, solitaire aux prises avec leur silence buté, leur usure, leur lente érosion. À de rares occasions, le cinéaste sort et capture quelques bribes de l’extérieur, de la rue, de fugaces micro-fictions qui s’éteignent aussi vite qu’elles s’allument : quelques mesures jouées par un orchestre à cordes sous les arches d’une galerie ; une salle de café au fond de laquelle est attablée, plusieurs jours de suite, une femme seule ; un quai de la Seine où des couples improvisés dansent la salsa le soir venu. Puis, JCR rentre et se couche. Régulièrement, la sonnette retentit, mais quand il ouvre sa porte, personne ne se tient sur le seuil. Et quand une silhouette, enfin, s’y dessine, le réveil soudain de JCR nous indique qu’elle n’a peut-être jamais existé.
Qu’est-ce que ça veut dire, pour JCR, faire le vide, partir de si peu, des plus infimes traces prélevées sur ce qui l’entoure. Déjà, c’est réaffirmer le corps du cinéaste comme centre du film et la pratique du film comme un artisanat, un travail qui s’effectue au jour le jour, sans interruption, sans sortir de son atelier, où tous les outils nécessaires sont à disposition, où pour les saisir il n’y a qu’à tendre la main. C’est, ensuite, faire oeuvre de peintre, partir de la toile blanche, pour que se lise, dans le film fini, l’inscription des images, pour que ces images racontent aussi quelque chose de leur naissance. Il faut faire son deuil d’un certain cinéma, du « trop-plein » des images courantes, pour entrer dans l’appartement de JCR. Il faut accepter la mort du cinéma pour que renaissent la peinture, la poésie, une certaine forme de plasticité figurative abandonnée par les arts traditionnels depuis l’avènement de l’image photographique. De son appartement est contemporain du déplacement du cinéma vers les galeries d’art ou les musées. Il se projette autant qu’il s’expose.
JCR entérine cette très belle idée que l’avant-garde peut aussi être une grande réaction, poursuivant ce qui, un temps, fut abandonné au profit d’autres innovations, et lui donnant, aujourd’hui, une continuité presque anachronique. Et il ne faut jamais confondre invention et innovation.
C’est donc la peinture qui fait son grand retour, à travers le film : elle réinvestit le corps mort du cinéma, cet automate perspectif dont elle se sert comme un outil. JCR est un grand peintre. Il a ce don de capter, dans ses images, une formidable énergie lumineuse qui dirige tout le plan, dans le sens où elle donne à notre regard une « direction ». À ce titre, De son appartement peut bien être vu comme un traité plastique sur la façon dont la lumière tombe sur les choses, les caresse et nous les présente sans cesse sous un jour nouveau. Tout y passe. Larges entrées de lumière — par les fenêtres — déferlant dans les pièces et mourant à mesure qu’elle s’y enfonce (Vermeer). Ténèbres poudreuses relevées ponctuellement par la tâche vive d’une source chaude (Caravage, De La Tour). Sources directes et indirectes. Réflexions (Van Dyck). Larges traînées du lumière se répandant sur les murs et y traçant des motifs géométriques (Larionov et le Rayonnisme). Basses températures de couleur : les oranges chauds des soirs éclairés à la lampe tungstène et environnés d’un noir intense (Courbet ou Cottet et sa Bande Noire). Hautes températures de couleur : les jours bleutés de l’hiver qui soufflent leur gelée sur la surface des murs. Le scintillement du cœur d’une roche fendue, éclairée à la bougie et qui, plein cadre, dessine comme un firmament miniature.
Ajoutons à cela la grande force coloriste de JCR, qui visite ici un mode de désaturation, un entre-deux de couleurs passées, impures, voilées d’une poussière blanche qui signale leur abandon, leur usure, leur ruine parfois (l’épisode du robinet cassé que JCR, qui n’a pas l’habileté d’un plombier, peine à réparer). À la fois tranchant et diffus, tranchant pas ses coupes et diffus par sa lumière, De son appartement représente un monde, lové dans une poche étroite, dont la richesse dispute pourtant aux plus prolixes excursions exotiques du cinéma ou autres films « baroccocos » (les derniers Tim Burton, par exemple).
Et puis il y a la Bérénice de Jean Racine qui ouvre l’espace domestique à la complainte tragique. JCR, d’une voix blanche et intense, y prélève des passages (magnifiquement) liés à la crainte de la séparation, à la douleur du rejet. Ils teintent la solitude de ce « garçon » d’une féminité spectrale, d’une voix sans corps qui résonne encore dans les coups de sonnette répétés, dans le son d’une carte musicale reçue par le courrier : on devine, là-dedans, l’ombre d’une déconvenue amoureuse. Et l’omniprésence de Bérénice dans la vie de JCR accuse plus que tout l’absence de l’autre femme.
À côté de cela, il est très amusant de voir une sympathie s’installer entre l’alexandrin – procédé dramatique – et le procédé cinématographique. Entre ces deux machines. C’est amusant car, pour jouer, on peut se dire : Racine, c’est déjà du cinéma. L’alexandrin, comme le défilement des photogrammes, c’est avant tout une vitesse incompressible, constante, régulière, courant aussi vite que le fameux « train dans la nuit » de Truffaut (dans La Nuit américaine). Dans l’alexandrin, les mots se succèdent dans une structure rigide, mécanique, rythmée, qui abat ses pieds comme se succèdent, au cinéma, les images perforées. Il ne laisse aucune place au hasard : dans son train, les wagons sont tous bien attachés et entre eux il n’est pas de trous. Les mots s’y tiennent, sont solidaires, débités en une longue bande comme les mètres de pellicule qu’ingurgite le projecteur. Chaque pied est une incise, aussi franche qu’une coupe (et le cinéma de JCR n’accueille que très peu les fondus enchaînés). L’alexandrin lie indistinctement le langage au temps, son rythme est un battement d’horloge, où chaque pied succède à l’autre dans un mouvement ininterrompu. Du premier au dernier. L’alexandrin, comme la pellicule, comme la bande magnétique, courent tous à leur extinction.
Peu à peu, les plans de De son appartement se répondent. On retrouve les mêmes cadrages, les mêmes objets, les mêmes lieux, les mêmes actes, répétés. Un réseau se tisse. Les jours apportent leurs variantes, mais le cadre reste identique. Les objets se déplacent, les gestes de JCR se poursuivent le lendemain : son petit monde, mais monde tout de même, monde suffisant, prend sa cohérence au fil du temps. Ainsi, l’appartement de JCR devient l’antichambre du monde entier, de toute forme d’extériorité. Le récit de sa solitude correspond à sa solitude au sein même du cinéma, français ou mondial (quoique Weerasethakul lui avait accordé le Grand Prix de la Compétition Internationale au FID de Marseille en 2007 ; pas si seul, du coup). Comme tous les grands solitaires, JCR se met à communiquer avec les objets, avec les ondes (lumineuses et radio). Il leur laisse ce soin de raconter son histoire, d’en être les indices, de témoigner à sa place. Mieux : il les laisse le posséder et nous raconter leur histoire, l’histoire des objets, à travers son corps d’homme (son œil-caméra). Et l’on comprend, à partir de ce presque rien, tout le tragique domestique – qui mêle étroitement amour, travail et politique – cette lutte constante entre intérieur et extérieur, où l’extérieur, seule échappatoire, perd toujours. Ce tragique domestique qui préside à l’absolue solitude de l’homme : on le comprend, de son appartement.