Truffaut tourne La Nuit américaine en 1973 après une dizaine d’années de cinéma. On y trouve dès les premiers travellings les amours naturelles du réalisateur : la marche rapide d’un homme et de figurants entre les arbres comme dans Baisers volés, le goût des scènes de rue foisonnantes, et… Jean-Pierre Léaud, son mentor, son Doinel, prénommé ici Alphonse, du nom du rejeton Doinel dans Domicile conjugal. Mais La Nuit américaine n’est pas un film sur Truffaut, sur un cinéma centré et fermé, c’est une déclaration d’amour à un métier et une réflexion (parfois grinçante) sur le rôle d’un cinéaste et sa place sur un plateau.
Comment François Truffaut voit-il son métier ? Comment l’appréhende-t-il ? Ni documentaire de technicien ni ode maniaque à la gloire d’un réalisateur, La Nuit américaine fait d’une pierre deux coups : penser personnellement un art tout en entrant dans les thématiques de ce « personnel » : les femmes, grand sujet truffaldien, le couple et ses marivaudages, les égarements du cœur et de l’esprit, et leur construction à l’image… voici ce que donne à voir en parallèle François Truffaut. Son cinéma se décline donc entre une réalité plus ou moins falsifiée, et le caractère organisé de la création. De nombreux thèmes, comme le couple ou la trahison amoureuse, sont donc ici développés dans le film qui se tourne et dans le film global. Le cinéma ne serait en fait qu’un mélange savant de ce que l’on fait et de ce que l’on crée. Truffaut aime en ce sens à observer l’intérieur du tournage des séquences en les liant à l’extérieur de la vie : une stagiaire scripte (interprétée par Dani) apprend le métrage des scènes avant de partir avec un technicien, les décorateurs et costumiers, lors de moments aussi drôles qu’instructifs et minutieux, déploient avec excitation leurs dernières trouvailles pour une scène éclairée à la bougie…
Les détracteurs de Truffaut lui ont beaucoup reproché de se mettre en scène lui-même, y voyant une sorte d’égocentrisme forcené tirant sur la mégalomanie. Mais ce n’est pas lui qu’il filme, c’est lui au milieu d’une équipe. Il ne sera d’ailleurs jamais seul dans le cadre, sauf lors des cauchemars nocturnes du réalisateur angoissé par les imprévus et les jugements de ses maîtres. Ses techniciens, ses acteurs font vivre le cadre, le peuplent et l’organisent. Le cinéma tel que le conçoit Truffaut est en cela un dosage de spontanéité pure et de construction revendiquée : un tournage est préparé, c’est un vrai métier en quelque sorte. Durant les scènes de tournage de Pamela, sorte de série B décalée qu’a écrite Ferrand/Truffaut (l’éternelle mise en abyme fait son œuvre), il choisit toujours un moment propice pour faire dépasser une caméra, un film, une mandarine dans le champ, comme pour mêler les deux univers, réel et imaginaire, tous deux fictionnels en fait.
Mais, au-delà de la réflexion théorique qui découle de La Nuit américaine, on observe l’apparition d’un cinéaste qui se définit. Ferrand a besoin d’être rassuré, rêve des 400 Coups et d’Orson Welles, réfléchit sur les reproches que l’on fait à ses films taxés d’« apolitiques ». Et se place en créateur (non omniscient puisqu’il crée avec d’autres) et indépendant. Son ironie lui fait dire, par exemple, « qu’un producteur doit rester dans l’ombre ». Le métier de cinéaste est aussi un sacerdoce. Il fera dire ainsi à sa scripte en guise de serment : « Pour un film je pourrais quitter un homme mais je ne pourrais jamais quitter un film pour un homme. » C’est sans doute cette limite qu’il ne veut pas voir et qu’il préfère ne pas trancher, celle qui sépare l’affect de l’irréel. C’est cependant au trucage, à la confusion puisque l’on finit par attendre la fin des « deux » films, à la magie visuelle, à la force de sublimation cinématographique que Truffaut succombe à la fin du tournage, lorsqu’il filme la fameuse « nuit américaine ».
Ce serait un topos que de dire que François Truffaut aime le cinéma et ses personnages décalés à la limite du réel. Mais Truffaut, rendant hommage à sa famille, a su constituer une équipe de choc. Jean-Pierre Léaud fait déjà partie des meubles comme une commode Louis XV accroché à son parquet vernis. Et les seconds rôles sont parfaits : la scripte, la désormais reconnue Nathalie Baye, apparaît pour l’un de ses premiers grands rôles, Baye que Truffaut retrouvera d’ailleurs dans La Chambre verte en 1978. On remarque également Bernard Menez qui trouvera là un de ses seuls « vrais » rôles, et Jean-François Stevenin pour qui cette dernière allusion est loin d’être véridique. Il convient de ne pas oublier la ravissante, l’élégante, la fine Jacqueline Bisset qui sait, comme personne, incarner Julie, l’actrice en mal d’amour et de reconnaissance autre que médiatique, et Pamela (une femme mariée à Alphonse qui tombe amoureuse de son beau-père et que le même Alphonse décide de tuer, tout un poème), son rôle dans le film en évolution. Mais, dans une création aussi complète, et avec une volonté aussi grande de faire transparaître les aléas d’un monde tout en tentant de l’honorer, qui aujourd’hui s’aventurerait à une telle profession de foi ?
Tout cela ne signifie pas que Truffaut pose les bases d’un cinéma intransigeant et sectaire. Il ne critique que peu de gens, excepté les actrices capricieuses (« elle a épousé son médecin, ça doit aller mieux ! ») délicieusement moquées ; il montre ce qu’il aime faire, et ce qu’il aime montrer. Qui pourrait lui reprocher cela ? La Nuit américaine est un film subtil, intéressant dans son discours jamais assuré, beau dans sa forme – à l’amour du détail d’un chat qui met vingt prises à boire enfin son lait s’ajoute le désir de rassembler par des plans d’ensemble un équipe, au particulier succède souvent le général comme assemblage des détails – une forme qui agence le désordre du plateau, qui le contrôle visuellement. Truffaut n’est ni Welles, ni Preminger, ni Donen, il le sait. Il ne cherche d’ailleurs pas à leur ressembler ou à masquer sa touche personnelle sous des déluges de références ou d’hommages plombants. Il est lui, derrière une caméra. Et c’est ce qu’il fait de mieux.