Éditeur de DVD et de livres sur le cinéma, Capricci vient de sortir La Vallée close de Jean-Claude Rousseau, cinéaste français peu connu, voire totalement ignoré. Comme il l’avait fait avec Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa, l’éditeur accompagne le DVD d’un livret important, contenant un entretien avec le cinéaste, un texte critique, ainsi que des notes de travail. Ce faisant, il permet à ceux qui s’aventurent dans cet univers cinématographique atypique de mieux cerner et d’approfondir la connaissance d’une œuvre secrète, troublante et d’une beauté unique.
Le film
Les habitudes de vision du spectateur ainsi que les habitudes d’écriture du critique se trouvent, face à un film de Jean-Claude Rousseau, remises en question. La critique a en général trop tendance à s’axer sur le scénario, cernant dans les attitudes des personnages et dans les dialogues les éléments constituant l’univers d’un cinéaste, afin de mieux dégager quelles sont les thématiques obsessionnelles propres à un réalisateur. Ce dernier peut se voir alors attribuer le titre d’auteur, si l’on considère que l’ensemble de ses films dénote une cohérence à la fois formelle et thématique. Mais sur quelle base s’appuyer pour évoquer cette œuvre et ce, en vue de rendre compte de façon un tant soit peu claire et honnête de l’œuvre d’un cinéaste qui, pour peu que l’on ait vu plusieurs de ses films, possède un univers regroupé autour d’un ensemble d’éléments homogènes. Car Rousseau ne s’empare pas du cinéma pour dire quelque chose de précis, de façon frontale et didactique. Il cherche grâce aux sons et aux images à créer une sorte de sentiment, de pressentiment, une sensation diffuse, évanescente, révélant un rapport au monde, au réel, aux choses du quotidien.
Le film se constitue de plans tournés en caméra super‑8, agencés avec une bande-son dont la captation a été faite indépendamment de ce que l’on voit. Des plans de la nature, d’une chambre, d’un édifice en ruine, d’un petit village, couplés avec de la musique, des conversations téléphoniques, des bruits d’ambiance, ainsi qu’un texte lu en voix off par Rousseau lui-même. Cet ensemble est divisé en douze parties ou plutôt, pour reprendre le terme exact, en douze leçons ayant chacune un titre, et signalées au spectateur par un intertitre. Chaque leçon affiche l’intention de décrire l’univers, la vie terrestre, ce qui scande les différentes étapes d’une existence humaine, telles les saisons, l’école… Pour certaines d‘entre elles, le cinéaste lira en voix off un texte faisant écho de manière lointaine à l’intitulé. Toutefois, cette lecture ne prendra jamais une tournure systématique, la voix pouvant se faire entendre à un moment où l’on avait pour ainsi dire oublié le thème principal de la leçon.
Le cinéma dans son entier
Chez Rousseau, aucune séquence n’est construite dans le sens classique du terme, c’est à dire en vue de créer une organisation narrative progressive. Les plans ne se suivent pas et ne s’agencent nullement en vue d’émettre un discours. La transparence classique est d’ailleurs constamment morcelée par les bouts de pellicule se trouvant au début et à la fin de chaque bobine. Rousseau n’a rien voulu supprimer, intégrant les déchets inhérents à l’utilisation et à la manipulation de ce matériel. De même, les surexpositions, qui sont comme autant de flashs lumineux aveuglants, ne nous sont pas épargnées. Une partie non négligeable du film se compose d’écrans noirs, de ces fins ou débuts de bobines, c’est-à-dire d’images non filmées. Tout ce qui est traditionnellement jeté aux oubliettes du cinéma bénéficie chez lui d’un attachement particulier. Ces moments de vide visuel servent les plans filmés. Car le réalisateur joue avec les vides, les pleins, les durées, les silences, le rythme, faisant surgir une image à tel moment, et lui conférant ainsi une vertu mystérieuse, énigmatique et poétique. Cela est d’autant plus étrange que, malgré le talent de cadreur indéniable du cinéaste, ainsi que du charme et de la beauté granuleuse du super‑8, les images sont somme toute banales. Bien que ce cinéma soit souvent catalogué comme étant de l’expérimental, rien dans sa démarche ne l’amène à retravailler les plans, à créer des éclairages particuliers, des cadrages impossibles, ou à bouger dans tous les sens. Rousseau est un genre de filmeur du dimanche, n’expérimentant rien directement, mais heureux de constater que le hasard du matériel laisse malgré lui des traces. Ces marques, ces déchets sont comme autant de parasites d’autant plus troublants qu’ils se déposent sur des images simples, quotidiennes, conférant ainsi à l’anecdotique une valeur étrange, à la limite d’un sentiment d’inquiétude.
De même, les différentes pistes sonores qu’utilise Jean-Claude Rousseau, notamment lorsqu’il parle, qu’il lit un texte, ou que nous l’entendons converser au téléphone, ne forment jamais un tout à première vue cohérent. Elles ne fournissent jamais au spectateur une base stable, sensible, qui lui permettrait de se raccrocher afin d’éclairer d’un sens quelconque ce qui lui est donné à voir. Chaque séquence de parole est morcelée, coupée, ou même répétée. Il est rare qu’elles aillent d’un point A à un point B de façon claire, nette et précise. La voix off n’est pas là pour fournir un sens trop évident. En coupant une phrase au milieu, en répétant plusieurs fois plusieurs mots, en nous privant d’entendre l’interlocuteur qui se trouve à l’autre bout du téléphone, Rousseau décompose la parole, la déstructure. Ne nous parviennent alors que quelques mots, jaillissant ça et là, résonnant en nous, mais ce sans nous fournir une idée claire, mais plutôt une sensation, un sentiment. Parce que le fil des mots est constamment court-circuité, et qu’un décalage se fait entre ce que nous voyons et ce que nous entendons, le film nous maintient dans un état de flottement, de somnolence pourrait-on dire. Comme il le précise dans le long entretien contenu dans le livret, le son et l’image ont été pris indépendamment, et une grande partie du travail a consisté à les rapprocher, à expérimenter ce qui pourrait jaillir de l’interaction de ces deux éléments. Du rapprochement de ces deux composantes naît une sensation, un sentiment que l’image et le son seuls n’auraient pas produit.
En s’évertuant à annuler toute assise stable ou trop évidente dans nos habitudes de spectateur, Rousseau semble revenir à un état premier d’interrogation, à un questionnement sur l’ouïe et la vue. Car nous constatons que ce qui nous semble évident revêt quelque-chose de plus trouble. L’objet le plus quotidien, de par l’œil et le regard du cinéaste, prend une forme presque autre, remettant en cause la valeur que nous lui accordons généralement. Dans la chambre qu’il habite, un long plan du mur sur lequel est fixé un téléphone, nous fait apparaître cet objet utilitaire comme une pure forme posée là sur un espace plat (le mur), au centre du cadre. La façon de filmer ce motif, à un moment où les ombres se détachent parfaitement, dénote de la part du cinéaste un souci extrême quant au choix de la composition et de la répartition des formes dans un espace. En agençant les différentes formes de ces objets utilitaires, le cinéaste parvient à créer une tension de laquelle naît un sentiment, presque une inquiétude. Ainsi, cette œuvre a beau être considérée comme étant du cinéma expérimental, ses références, si références il y a, ne se trouvent pas forcément dans la peinture contemporaine. Rousseau serait plutôt dans la droite ligne d’une tradition qui a toujours affiché son goût pour l’intimisme, la douceur, le détail du quotidien. Il est proche de ces peintres qui, loin des grands thèmes bibliques ou mythologiques traditionnels, chercheront dans ce qui les entoure des sujets à même de retranscrire leur sensibilité face au monde.
Aux origines
Mais s’il fallait hasarder deux comparaisons picturales, nous pourrions dire qu’il y a chez ce cinéaste à la fois Van Gogh et Caspar David Friedrich. Bien sûr, l’image du cinéaste diffère de la fureur des couleurs et des formes distordues du peintre hollandais, tant il y a chez elle une douceur troublante et ce, grâce au fin voile granuleux inhérent au super‑8. Mais cette façon de nous révéler l’essentiel du monde, ainsi qu’une parenté dans le choix des motifs (la chambre, la nature, une terrasse de café…) dénotent de la part de ces deux hommes un attachement au terre-à-terre, à ce qui constitue les choses quotidiennes de la vie humaine. Cette parenté se trouve aussi dans la nature de l’impression que la contemplation de ces lieux fait naître en nous. Car si des endroits comme la fête foraine, le bal ou le café ne sont pas laids en soi, Rousseau ne cherchant d’ailleurs nullement à les filmer de façon à faire ressortir cette laideur, on ne peut pourtant s’empêcher d’éprouver face à eux un profond sentiment de tristesse, de mélancolie. Ces lieux ont pour objet d’offrir un semblant de réconfort aux hommes, en dehors de leurs harassantes tâches quotidiennes. Mais en les voyant, ce sont pourtant ces peines harassantes que nous ressentons, tel un hors champ étouffant. Malgré toute la bonne volonté du monde, naît ce sentiment que le réconfort que l’on est censé trouver dans ces endroits ne peut être que dérisoire.
D’un autre côté, les leçons prodiguées par Rousseau peuvent revêtir la forme d’un prêche mystique. Elles rappellent les évidences du fonctionnement de l‘univers, de la nature, des saisons, mais pas de manière linéaire ni évidente. La façon dont le son est soigneusement morcelé donne au texte du livre de géographie lu par le cinéaste une portée poétique étonnante et, couplé aux images, magnifique. Sensation romantique et biblique d’écouter les mots, comme naissant à nos oreilles. La voix, le ton employé, ainsi que le son lui-même de l’enregistrement, confèrent à ces paroles une saveur, un goût, formant autant de doux éclats sonores. Le cinéaste est proche du romantisme allemand, tant certains plans de la nature, ainsi qu’un goût pour les ruines, évoquent notamment Caspar David Friedrich. Ce romantisme apparaît comme une forme de retour à la nature et à Dieu, exprimant un désir de se rattacher à l’univers et à son mouvement. Ce mouvement cosmique s’oppose donc au mouvement cyclique des habitudes humaines. Mais alors que dans le rapport à la nature et aux saisons, Rousseau semblait nous révéler les puissances mystiques du paysage et des lumières, ses leçons propres à l’organisation de la société dénotent, notamment grâce au ton de la voix, une profonde tristesse. Difficile de sublimer cette banalité, et ces leçons deviennent alors comme les murs d’une prison, la description d‘un carcan.
Un plan d’un paysage brumeux est suivi d’un plan de fête foraine, ou d’une terrasse de café. À côté du sublime pouvoir d’évocation des arbres, des plantes et des climats, cohabitent des lieux crées par les hommes en vue de se distraire, de s’amuser, d’oublier un tant soit peu l’ennui et la peine de leur quotidien. Élévation vers les hautes sphères transcendantales et retour à la condition humaine dans ce qu’elle a de plus terrienne. Au fond, le sentiment de distance créé par l’agencement des images et des sons, nous donne un certain de recul face à ce qu’est notre planète. Et Rousseau, comme Aragon, pourrait se poser la question : « est-ce ainsi que les hommes vivent ? ». Alors, nulle surprise en voyant que le cinéaste remercie à la fin du film Jean-Maris Straub et Danièle Huillet. Car ce couple a toujours filmé les êtres et la nature en gardant en tête à la fois Holderlin et Brecht : élévation romantique et mystique d’un côté, et description de la misère humaine de l’autre. Mais, dans les deux cas, un profond sentiment d’inquiétude quant à la possibilité d’habiter le monde et de goûter au bonheur terrestre.
Le livret
La particularité de cet éditeur est de fournir en plus du DVD un livret on ne peut plus conséquent. Après Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa, c’est à nouveau le cas ici. Composé d’un entretien fleuve avec le cinéaste, de reproductions de notes de travail, et d’un texte critique de Cyril Neyrat, rédacteur aux Cahiers du cinéma et directeur de la revue Vertigo, l’éditeur a donc choisi d’accompagner cette œuvre atypique d’une documentation importante. Ce faisant, il contente les adeptes et offre des repères et des commentaires à ceux qui pourraient se trouver désarçonnés par cette singularité.
À ce titre, l’entretien avec le cinéaste est remarquable. À ceux qui pourraient taxer ce cinéma d’intellectualisme austère, Rousseau décrit sa démarche en étayant ses réponses d’anecdotes, faisant part de la façon purement matérielle dont le film a été fait, des tâtonnements, des hésitations et des différentes façons dont le hasard et les rencontres ont construit l’œuvre. Il théorise, certes, mais toujours de façon à ce que cette théorie produise un sentiment poétique. L’idée de la promenade, chère au cinéaste dans ce film, est peut-être à‑même de mieux retranscrire la genèse de ce film. Le contact avec le monde, les surprises qu’il offre, est la principale source d’inspiration d’un homme immergé dans la vie. Les pistes sonores ou visuelles sont comme autant de fragments qu’il a ensuite fallu réunir et organiser autour d’un ordre. À ce titre, les notes de travail, ainsi que le récit des différentes étapes de construction, sont à la fois passionnantes et délirantes, tant l’accumulation de matériel nécessaire peut à première vue sembler être un chaos sans nom.