Après une projection-hommage à la Cinémathèque, un beau programme de quatre films de Jean-Marie Straub est distribué par nos collègues d’Independencia. Cette série permet de suivre encore une fois la ligne accidentée des frontières straubiennes, entre un Lothringen de 1994 en 35mm et quatre nouveaux opus en vidéo. Petite leçon de géopolitique, où les textes-témoins révèlent les paysages sous le regard de l’histoire. Cinéma de la trace topographique, où s’actualise une histoire des perdants et des exclus, via des conversations de revenants ou de revenus de loin. Des personnes déplacées aux espaces utopiques de la nature, les films de Jean-Marie Straub montrent une humanité sujette à d’impossibles deuils.
Avant la projection, lisant l’excellente plaquette de textes et d’entretiens destinée à accompagner les films, m’est venue l’idée paradoxale de changer de regard, et passer d’une politique des auteurs à une politique des films (chère à Jean-Claude Biette).
Les Straub sont peut-être les cinéastes pour lesquels l’expression de la Nouvelle Vague est la plus adaptée. Eux qui n’ont cessé, accompagnés de critiques (ici et ailleurs), de nimber leur films d’une aura de discours. Discours d’auteur et discours politique sur leur(s) conception(s) du cinéma, les dettes et les devoirs de la création, le respect de l’espace, du texte, et le jeu fondamental du réel qui se dégage des structures de conception. Politique des auteurs encore, les Straub sont les seuls cinéastes sur lesquels le temps ne semble prendre aucune prise, et qui des films qu’ils ont fait n’en renient aucun, tant les choix et la méthode présidant à leur conception ne laissent place à l’inconscience.
Louer les qualités d’un film des Straub revient toujours un peu à relier les films entre eux, affirmer la cohérence d’une œuvre et d’un comportement de cinéma : rabâcher (rachâcher diraient-ils) que l’usage du cinéma nécessite une bonne dose de travail (auteur et acteur, comme spectateur), de respect du réel, et de suffisamment d’écoute pour apprécier les miracles qu’il peut nous offrir. Ce qui demande une forte sensibilité, une attention tendue, et une absence d’a priori certaine.
Cette dernière, Serge Daney aimait l’appeler « innocence » (ce même Daney osa d’ailleurs leur dire un jour – sublime culot de l’innocence – « je préférais votre période frivole »). Loin de la naïveté, celle-ci postule tous les films égaux en droit, et sans savoir préalable. Elle suppose aussi une véritable curiosité envers le film, accepter de se laisser porter par lui. Straub s’est souvent emporté contre son public, expliquant que ses films ne lui étaient pas destinés. Essayons donc de voir, innocemment, ce que les films, et seuls eux, tout concrètement, nous montrent.
On voit tout d’abord que ce qui ressort des films est une indifférence au support et aux moyens de tournage : pellicule ou vidéo, les films sont tournés avec le même souci de découpe des plans. L’espace cadré est précis, et exclue une forme de hors-champ (c’est le son qui joue ce rôle). Les quatre films sont des adaptations (Maurice Barrès pour Lothrigen et Un héritier, Cesare Pavese pour L’Inconsolable, et Franz Kafka pour Schakale und Araber). Les quatre textes sont tous interprétés, avec une diction très particulière, dans leur langue d’origine. Les textes forment, plutôt qu’un cadre englobant, un passif de l’image. En réalité, ils ne semblent être là moins pour se prêter à l’exercice de l’adaptation que pour évoquer sans cesse un passé. Qu’il soit historique (pour Lothringen et Un héritier), d’éternité ou mythologique (L’Inconsolable), ou simplement d’un autre temps (Schakale und Araber), le temps du texte est toujours antérieur au temps des images (contemporaines). Devant nous, la géographie, où plutôt une géographie, très précise. Avec Lothringen, on se prend à penser que Straub ne filme que pour les habitants de Metz, des lieux qu’ils connaissent, qu’ils croisent indifféremment tous les jours, ignorants qu’ils ont été le théâtre de drames anciens (l’éternité ou la Première Guerre mondiale, sont pareillement loin, mais reviennent sur le même plan).
Un héritier porte bien son titre : le film s’adresse moins à des spectateurs qu’à des individus très précis, héritiers de ces territoires. Les histoires de famille sont celles des peuples, et le bout d’expérience d’un médecin de campagne vaut celle d’un clinicien de la situation alsacienne de 1913. Ce film et Lothringen s’évertuent, assez crânement, à rappeler les cicatrices identitaires d’un temps oublié mais pas si lointain, et ce surgissement impudique dans notre Europe contemporaine, plus si unie que ça, garde quelque chose de malaisant. Dans les paysages de Lothringen, la caméra semble chercher quelque chose dans les paysages lorrains d’aujourd’hui, en faisant moins des lieux que des situations, où resteraient gravées des traces devenues pour nous imperceptibles. Dans L’Inconsolable, ce sont les rapports passionnels et les limites humaines qui sont misent en lumière. Dans la farce Schakale und Araber, la diction et les postures (avec Giogo Passerone formidable) dans cet affrontement du désert joué en chambre, ont l’humour noir des situations déplacées, à tous les sens du terme. Des histoires de déchirures, de meurtrissures, séparations, haine même, de ces forces qui s’affrontent et qui contrastent avec le cadre paisible dans lesquels ils prennent place.
Plus généralement, cette animosité des histoires s’inscrit dans une hétérogénéité fondamentale. On voit tout séparé, mais emmêlé, empêtré dans le même temps : corps qui parlent et paroles, sens des phrases jetés, accents et prononciation, avec un paysage pareillement décomposé (déconstruit ?) en toute une série monadique d’éléments (lumières, arbres, bâtiments, routes, vent) qui jouent en même temps mais sur une infinité de plans. La médiation du discours heurte l’image mais elle ne l’oblige pourtant pas à l’illustration, à la preuve ; elle voisine avec elle, elle la pousse à se dévoiler recevant en retour la même injonction.
Dans le second numéro de Trafic, Daney s’interrogeait sur l’existence des personnages de cinéma, si le cinéma avait la capacité d’en créer, s’ils ne venaient pas toujours des mythes, des romans, de l’histoire ou de la religion. Et si l’on peut sans peine voir que Straub n’a pas eu le désir de créer des personnages spécifiquement cinématographiques (sans en tirer son avis sur la question de leur possible existence), il semble par ailleurs évacuer une des caractéristiques qu’on a le plus prêté au cinéma : celle de créer de la fiction. Aucune capacité « imaginaire » : cette hétérogénéité de principe empêche toute illusion fictionnelle, elle plonge les films dans un pur bain documentaire. On entend bien entendu des histoires et de l’histoire, mais on les voit se dérouler à distance plutôt qu’on s’y plonge. Il faut un surcroît d’écoute pour les « croire ».
Finalement, l’on se rend compte que la part du réel, qui joue toujours dans les films, est indissociable de l’acte même de filmer. Et l’on est ébloui par cette évidence : le cinéma de fiction, chez les Straub comme ailleurs, n’existe pas. Le cinéma n’a pas les capacités d’idéalisation suffisante pour pouvoir prétendre à la fiction, il est sans cesse rattrapé par l’ « impur », et d’une certaine manière par l’Histoire qui le cerne. Aussi, la manière dont Straub a construit ces films est une forme d’honnêteté : le combat, les ondes de choc des différents composants des films est la réalité même du médium cinématographique. Faire accroire serait créer un maquillage, une tromperie. Par quoi donc les films peuvent-ils tenir ? Il y a quelque chose de très fort dans la manière avec laquelle Straub joue sans cesse sur cette dislocation possible, cette sorte de folie utopique à croire qu’on peut, lui comme auteur et nous comme spectateur, tout ramasser en même temps, comprendre un tout qui est un ensemble infini de morceaux. C’est sans doute cette posture inconfortable qui rend les films, si l’on si attache vraiment, à la fois dérangeants et frappants. Rage et tristesse de l’éclatement, sont peut-être le programme même de L’Inconsolable.
Entre Un héritier et L’Inconsolable s’insérait un tout petit court métrage de Jean-Claude Rousseau, Le Dernier Soupir : une fenêtre qui bat, une belle lampe, quelques plans au montage exceptionnel, sorte de moment de grâce pour souffler un peu, et s’approcher du monde plus doux mais non moins menaçant des fantômes. Cette parenthèse semblait condenser dans le mouvement les éléments naturels des autres films, et les faire jouer entre eux, indifférents aux drames et aux arrogances humaines. Sans doute hommage discret mais bien vif à Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Le Dernier Soupir avait quelque chose d’une consolation dernière dans le pur regard extérieur d’un « laissons faire la nature ». Allons, l’homme est seul créateur d’histoires, et le seul à ne jamais être à sa place.