Treize ans après son annulation abrupte au bout de trois saisons, Deadwood nous revient miraculeusement sous la forme d’un téléfilm, diffusé aux États-Unis le weekend dernier. Pour nous qui venons de la revoir dans son intégralité, cette grande série emblématique de l’âge d’or de HBO n’a pas pris une ride. Regardée dans sa continuité, elle permet d’appréhender les modalités d’une écriture sans équivalent dans le champ sériel, celle de David Milch, qui portera à son comble la mystique du show-runner à l’ancienne avec John from Cincinnati et Luck, essais expérimentaux auxquels il sera mis fin encore plus brutalement. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on mesure l’influence souterraine que Milch a exercée, avec des fortunes diverses, sur la génération suivante d’auteurs. Plus qu’à la télévision, c’est au cinéma que se trouve son disciple le plus talentueux, S. Craig Zahler, qui a puisé dans un travail singulier sur la parole la vitalité d’une inspiration dont l’épigone Nic Pizzolato n’a su très vite que faire. Car Deadwood, le chef‑d’œuvre de Milch, c’est avant tout la réinvention d’une langue anglaise rarement articulée de la sorte sur le petit écran : un vernaculaire aussi affecté que lapidaire, où des périphrases ciselées à l’extrême se hérissent d’obscénités soudaines, pour un résultat simultanément hilarant et poétique. L’union féconde, en somme, du raffinement et de l’ordure, célébrée dans les ruelles boueuses d’une petite ville minière du Dakota objet de toutes les convoitises. Lors de « séances » quasi spirites, à en croire certains témoins, Milch, allongé sur le sol et entouré de ses collaborateurs, avait pour habitude d’« invoquer » ses dialogues à quelques heures du tournage, avant de les jeter en pâture à des acteurs paniqués. Comment de telles licences, alors tolérées par la chaîne câblée au nom de sa quête de prestige, allaient-elles pouvoir survivre au rétrécissement d’échelle impliqué par le passage à un film ?
D’or et de sang
La transition est logiquement ratée, n’en déplaise à une critique américaine dans l’ensemble extatique. Après un si long hiatus, c’est un cadeau empoisonné qu’a fait HBO à Milch en lui faisant l’aumône de deux heures pour conclure son anti-western picaresque. De l’aveu même de sa fille, le cinéma, s’il a nourri cet imaginaire (McCabe & Mrs. Miller est une référence évidente), ne constitue pas un terreau propice à son épanouissement : « Dave n’écrit pas vraiment de films. Il développe des personnages sur le long terme. J’ai toujours dit qu’il écrit des romans conçus comme des pièces de théâtre et mis en scène comme des films qui passent à la télévision. Ce qu’il fait est unique, mais il ne s’agit certainement pas d’une structure en trois actes, où tout se résout à la fin. » C’est pourtant la contrainte dramaturgique à laquelle se plie sans broncher Deadwood, The Movie, rompant avec l’économie narrative de la série, calée sur l’expansion de la ville dont elle était le théâtre. À défaut de pouvoir ramifier ses intrigues, Milch n’a d’autre choix que de se résigner à une réunion de famille présidée par Al Swearengen (Ian McShane), maquereau décati et incontinent, et gâchée par George Hearst (Gerald McRaney), croque-mitaine libertarien revenu hanter les lieux de ses crimes. Pas étonnant, dès lors, qu’A. W. Merrick (Jeffrey Jones), toujours à la tête de la gazette locale, passe le plus clair de son temps à tirer le portrait de cette gérontocratie à grands coups de flashs crépitants, à l’occasion d’un mariage et d’un enterrement.
Étrange revival que celui consistant à redonner vie à un univers aussi grouillant pour aussitôt figer dans la cire du musée Grévin sa galerie de personnages pittoresques. Principaux ou secondaires, ils sont tous, peu ou prou, au rendez-vous, chacun ayant droit à son temps de présence règlementaire à l’écran : Seth Bullock (Timothy Olyphant), Sol Star (John Hawkes), « Calamity » Jane Canary (Robin Weigert) ou Alma Garret (Molly Parker) réapparaissent les traits exagérément marqués, sans doute pour souligner les rigueurs de l’âge dans l’Ouest des pionniers – dix ans à peine se sont écoulés depuis la fin de la saison 3. Un souci de vérisme qui, malencontreusement, encroûtent les performances. La récurrence des flashbacks n’arrange rien, creusant une veine commémorative et sentimentale, alors que jamais Milch n’avait recouru à un procédé aussi éculé auparavant. Et pour cause : Deadwood, la série, racontait un rêve américain inatteignable pour ses protagonistes sauf à se défaire de leur passé. Un enjeu posé dès la première saison par l’évacuation sans ménagement de Wild Bill Hickok, imposante figure encombrée de sa propre légende, comme elle l’était de sa garde-robe.
En ordre de marche
Autre garantie de prospérité dans ce nid d’orpailleurs : faire cause commune, le plus souvent au mépris des préjugés raciaux ou de classe, comme l’illustrent le pacte unique (et ô combien désopilant) entre Swearengen et Wu, le big boss de l’allée chinoise, ou l’affection d’Alma, issue de la haute société new-yorkaise, pour l’ex-prostituée Trixie ou le chercheur d’or Whitney Ellsworth, qu’elle finira par épouser. Au regard de sa trajectoire, mue par un individualisme féroce, George Hearst, le « géant du commerce » par qui le progrès arrive, est voué à l’isolement sur une telle scène. Cédant au ressentiment, il s’obstine à vouloir solder des comptes déjà payés au prix fort par une innocente une décennie plus tôt, alors qu’il vient d’être élu sénateur de Californie. Son retour triomphal dans la ville qu’il avait tenté de plier à sa volonté d’airain n’a d’autre justification scénaristique que de rétablir la distribution au grand complet (à l’exception notable de Titus Welliver et du regretté Powers Boothe). Au pas de course, le film assigne à chaque ennemi juré de Hearst une fonction dictée par la seule nécessité de lui faire échec, en croyant utile au passage d’accorder à certains une réparation symbolique superflue (Calamity Jane qui venge par procuration son ami Wild Bill). Une hâte qui se heurte à la torpeur générale. Les personnages de Deadwood ne trouvaient leurs raisons d’être que dans l’adversité et les rapports de force qui fondent et structurent la communauté. Désormais domestiqué, Wu offre du thé à Swearengen, lequel se fait masser les pieds par Jewel avant de cajoler ses prostituées comme un oncle bienveillant sans plus les toucher. Un affadissement auquel contribue beaucoup l’anonymat de la mise en scène. Piètre réalisateur mais bon antiquaire, Daniel Minahan se contente d’une visite guidée des lieux, incapable de trouver le double fond du récit (une scène avec le maire E.B. Farnum témoigne, littéralement, de cette impuissance). Soit la démarche inverse d’un autre come-back, celui de Twin Peaks, qui avait su d’emblée pousser la porte dérobée ; il est vrai avec le luxe des moyens offerts par une saison complète, mais surtout grâce au regard d’un cinéaste, un vrai, sur des visages ruisselants d’émotion retrouvée.