The Return : cette troisième saison de Twin Peaks est l’histoire d’un voyage ; un voyage du spectateur pour revenir à l’étrangeté familière de la série des années 1990 autant qu’un voyage de Dale Cooper pour retrouver sa mémoire et son identité. Mais le principe même du « retour » se fond surtout dans un mouvement, celui-là même que David Lynch s’est donné comme mantra et que l’on pourrait résumer ainsi : chercher la profondeur dans ce qui s’offre à l’œil, chercher à déchirer le voile qui recouvre notre perception pour y trouver un sens nouveau ou une ramification imperceptible au premier regard. D’où vient l’émotion qui nous étreint dans le double épisode final de ce « retour » ? Peut-être au sentiment que la conclusion de la série nous convie à une expérience métaphysique, soit à repenser le regard que l’on pose sur ce qui nous entoure. On l’a déjà dit, la force de Twin Peaks réside moins dans sa bizarrerie de surface que dans la manière dont la fiction explore et redéfinit, par le surgissement de quelque chose (le voile qui se déchire) ou l’excavation d’une autre (une situation qui se dérègle, un plan qui vient organiser dans la profondeur de champ un rapport entre plusieurs strates), la réalité du monde au-delà de ses apparences.
When the twilight is gone
Dans l’épisode final, Dale Cooper, accompagné de sa complice Diane, traverse une frontière. Cette traversée est préparée, pondérée, chargée d’une pesanteur dont les personnages ont conscience : Diane hésite, un peu fébrile, tandis que Cooper s’arrête en amont du passage et regarde, écoute autour de lui pour s’assurer qu’il est au bon endroit. Au cours de l’épisode, Cooper franchit différentes lignes qui séparent plusieurs réalités possibles et, potentiellement, fragmentent sa propre identité en plusieurs morceaux (Cooper, Richard, et même peut-être son double maléfique), de sorte que le caractère mouvant de ce que perçoit le personnage tient autant à l’objet de son regard (le motel qui change du tout au tout entre le soir et le matin) qu’à sa nature même (la scène du restaurant, où le comportement de l’agent du FBI rappelle fortement celui de son doppelgänger). Le monde autour de Cooper, en apparence prosaïque et un peu éteint, se retrouve dès lors gorgé de mystère – ou plutôt : de profondeur. En comparaison du flamboyant épisode 17, qui ramasse les grands motifs et éclats plastiques de la saison, l’épisode 18 prend plutôt la forme d’une quête laborieuse et déceptive, où se niche pourtant partout le fantastique : dans une porte qui s’ouvre, dans un pont que l’on traverse, dans le dépassement d’une ligne téléphonique suspendue entre deux poteaux, dans le passage de la lumière blafarde d’une station-service à la pénombre d’une route plongée dans la nuit.
Avec ce double épisode, Lynch propose en somme deux types de conclusions possibles : l’une sous la forme d’une synthèse où les motifs de la saison s’entrelacent dans une bouleversante traversée du miroir conduisant aux origines de la fiction, et une autre qui au contraire délie, défait, repart dans une direction plus tortueuse, tout en concrétisant pourtant le mouvement souterrain de la série. Car l’écriture de Lynch garde son cap d’un régime à l’autre, des premiers épisodes aux derniers : la porte d’un petit diner du Texas fait ainsi écho à la fenêtre du mystérieux bâtiment situé au milieu de l’océan violacé de l’épisode 3.
Laura et Laura
L’épisode a beau paraître désarçonnant, il obéit à une construction bien précise qui en fait en quelque sorte l’accomplissement de l’œuvre lynchienne, le film qui charrie en son sein tous les autres. Dans son voyage surnaturel, Dale se retrouve en compagnie de deux femmes, deux Laura qui ne portent qu’à moitié leur nom : Laura Dern (qui joue Diane) et bien entendu Laura Palmer (ou plutôt Carrie Paige, qui semble tout ignorer de sa réelle identité). La première est une présence qui porte en elle la marque du surnaturel : jusqu’ici seulement un nom associé à une machine (le magnétophone de Cooper) ou à une créature manufacturée (le tulpa de la saison 3), Diane devient finalement un corps dont le visage laisse d’abord apparaître le décor de la Black Lodge, avant que les couleurs du lieu fantastique ne se fondent dans son apparence (le rouge de la perruque, le noir et blanc des ongles).
Lorsque Cooper quitte pour de bon les rideaux du monde secret, c’est d’ailleurs pour retomber dans les bras de Diane qui l’attend à la lisière des sycomores de la Black Lodge. Diane est ainsi la personnification de l’étrangeté en même temps que la femme avec qui Cooper partage l’intimité la plus forte (littéralement, celle à qui il confiait ses pensées par l’entremise de son magnétophone – pensées qu’elle dit avoir retenues).
La deuxième Laura est, à l’inverse, en prise avec une réalité a priori aussi triviale que sordide : celle d’une texas girl dont la vie semble avoir pris le mauvais tournant. Dans sa banale demeure, Cooper remarque pourtant de multiples indices qui tendent à indiquer que les apparences recouvrent peut-être autre chose : un poteau électrique qui laisse échapper un son familier, la statuette d’un cheval blanc (« the horse is the white of the eyes, and dark within »), une réaction troublante à l’évocation du nom de « Sarah », cette mère que Carrie Paige dit ne pas connaître. Ces deux Laura complémentaires – dans la pure tradition du monde lynchien où chaque chose à son double – connaîtront de fait le même sort. Là où Diane disparaîtra en comprenant que le chaos est partout – qui est l’homme avec qui elle est en train de faire l’amour et dont elle cherche à cacher le visage ? –, Carrie jette son regard mélancolique sur la route qui la mène à l’autre bout du pays en proférant ses quelques mots empreints de fatalité : « Odessa. I tried to keep a clean house… keeping everything organized ». Garder sa maison propre, tâcher que tout reste organisé : c’est au fond le même horizon qui guide la quête fantastique de Cooper, lui qui traverse les mondes et les espaces-temps pour remettre de l’ordre dans le chaos semé par quelques entités démoniaques (Bob, Judy, le « Jumping Man »).
La fatalité face au chaos
Revenir, pour Cooper, ce n’est dès lors pas seulement retrouver son corps, ses amis, sa raison d’être, c’est aussi retrouver le point d’origine, s’inscrire dans le hors-champ d’une action antérieure, située vingt-cinq plus tôt, pour tenter de remettre un peu d’ordre dans le tumulte des choses. Twin Peaks, comme le montrait déjà l’épisode 8, met en scène une guerre des images entre les agents du chaos (ceux qui surgissent – d’une boîte de verre, d’une explosion atomique, de derrière un visage) et ceux qui, dans les replis du réel du temps, échafaudent des plans secrets pour rééquilibrer la balance. Ici, une image qui apparaît (Cooper) en fait disparaître une autre (le corps de Laura Palmer), tandis que l’attaque frénétique que porte Sarah Palmer, possédée par une entité, sur la photo de sa fille semble entraîner, par un lien de causalité mystérieux, sa disparition dans une autre dimension.
Revenir, c’est ainsi creuser le passé, le faire dévier de son cours pour y trouver une nouvelle émotion (Laura Palmer sauvée de son destin funeste, Pete Martell qui part finalement à la pêche). Reste que ce mouvement d’harmonie, qui vient pour la première fois réunir les deux personnages phares de la série (Laura Palmer et Dale Cooper) au sein d’une même réalité, est immédiatement brisé par l’action du chaos. Les bouleversantes dernières minutes de ce « retour » ont dès lors un goût amer, puisqu’elles concrétisent une promesse (celle de la série à ses spectateurs, celle de Dale Cooper à Laura : « We’re going home ») autant qu’elles actent l’impossibilité de trouver un sens souverain qui lierait ensemble les êtres et les choses. D’où que le fond du labyrinthe, peuplé d’indices et de pistes que l’on peut continuer à creuser, révèle in fine un secret inaccessible (la confidence de Laura à Cooper) mais surtout un cri de terreur, plongeant de nouveau dans les ténèbres la maison retrouvée. Peut-être se trouve là, sous la forme d’un testament désespéré, la morale de l’œuvre de David Lynch.