Deadwood est emblématique d’un âge d’or de la chaîne HBO, qui a inventé au début des années 2000 un type de fiction pleinement adapté aux modalités du feuilleton télévisuel, d’Oz à The Wire ou plus récemment The Deuce. On pourrait le définir comme une chronique au long cours dont le goût pour les figures bariolées et théâtrales n’entraverait toutefois rien à la rigueur de l’étude d’un milieu. La série de David Milch présente à ce titre un certain nombre de caractéristiques qui la rendent unique. Premièrement, comme on l’a évoqué à l’occasion de l’analyse du générique, il s’agit d’une fiction sur la création (celle d’une ville) hantée par le spectre de la finitude prématurée qui guette la plupart des séries (la course d’un cheval, qui s’arrête pour s’évanouir tel un fantôme). Ces deux mouvements se révèlent interdépendants à différents degrés. À l’échelle du récit, Deadwood déplace ainsi imperceptiblement ses enjeux de la peinture d’une communauté en pleine croissance vers l’organisation d’une résistance collective pour garantir sa survie. Quant à l’échelle sa production, l’affaire est connue : l’annulation de la série au bout de trois saisons doit en effet beaucoup à sa vitalité, une ville qui grandit impliquant des décors qui s’étendent, des nouveaux personnages qui arrivent, et par ricochet une envolée des frais. Deadwood, le bois mort : la série pouvait difficilement mieux porter son titre, qui résume bien un paradoxe en fin de compte insurmontable. Deuxièmement, l’appréhension du milieu passe par un réseau de figures qui ensemble font lieu. Rouages essentiels de la Cité, leur mode d’action diverge selon leur rôle et leur nature. Cochran, l’infatigable docteur, est par exemple un personnage constamment en mouvement, passant d’un lieu à un autre pour veiller à la santé de chacun et, au-delà, au bon fonctionnement des différents organes du corps social. Il joue ainsi à l’échelle du montage une fonction de passeur, contribuant à la fluidité de la narration et à la pérennité des corps qui la font avancer. À l’inverse, Seth Bullock, le shérif joué par Timothy Olyphant, brille par ses coups de sang qui ont pour effet d’accélérer le cours des événements et par là mettre en branle le rythme de la ville. Son personnage impulse dès lors le passage à une autre vitesse et à des tonalités différentes (le suspense, la tension, etc.). La série tisse ainsi un maillage complexe d’interactions et de modes d’être au monde qui, de fil en aiguille, dessinent un collectif. La communauté qui en résulte embrasse alors, dans une démarche composite, des corps défaillants et des passions impures, associe des handicapés (Jewel) et des fous (le révérend Smith dans la première saison), se voit gangrénée par le racisme et la domination des femmes par les hommes (le tandem composé par Cy Toliver et Joannie Stubs) et compose avec la démesure des puissants qui sacrifient les hommes sur l’autel des richesses terrestres (George Hearst, l’antagoniste principal, qui dit « parler à la terre », et son second, Wolcott, un géologue aux pulsions meurtrières). Plus encore, l’édification et le maintien de la communauté impliquent de verser le sang, de jongler entre ses convictions morales et une lecture pragmatique des situations, de se résoudre à perdre un membre pour le bien commun, quand bien même la notion de « justice » se verrait bafouée. C’est un beau combat mais un combat sale, qui demande une souplesse de regard et d’esprit.
Trois échelles
C’est là qu’entre en action une figure qui se détache nettement des autres, en cela qu’elle joue le rôle de médiateur de presque toutes les interactions dont la série se fait le théâtre : Al Swearengen, patron du saloon le Gem, proxénète et truand dont la véritable passion serait en fin de compte la politique. C’est un personnage complexe comme les grandes séries des années 2000 ont aimé les brosser, un personnage campé par un acteur, Ian McShane, qui trouve ici le rôle de sa vie, à l’instar d’autres comédiens dont le génie ne se sera exprimé pleinement qu’une fois et sur le petit écran, tels James Gandolfini, Bryan Cranston, Bob Odenkirk ou encore J.K. Simmons. C’est surtout, d’abord secrètement puis de manière beaucoup plus nette, le véritable (anti)héros de la série, bien plus que Seth Bullock, ce dernier passant d’ailleurs la première saison à refuser d’être shérif et à renâcler devant les responsabilités que lui seul peut endosser. Al s’avère à l’inverse mû par une conscience aigüe de ses actions, qui tendent à anticiper le futur pour mieux garantir le maintien de ce que le présent peut offrir. Il échappe toutefois aux étiquettes trop restrictives : ni totalement conservateur, ni simple opportuniste, il n’envisage pas non plus l’avenir comme un territoire à dompter et à faire sien. Au terme des trois saisons, le spectateur sera d’ailleurs bien en mal à trouver dans ses actions la perspective d’une progression matérielle et quantifiable. Al recherche bien plutôt à tenir un équilibre et en cela le générique se fait habilement l’écho de son crédo politique ; il s’affirme comme le cerveau d’une cité qui doit s’accommoder du changement pour éviter de voir les événements extérieurs bouleverser sa nature. Il est dès lors éloquent que la figure de Hearst, le cancer de Deadwood, fasse sa première apparition dans la ville en la personne de Wolcott précisément lorsqu’Al se trouve, au début de la saison 2, mis hors-jeu le temps de quelques épisodes. Sa présence est fondamentale au bon fonctionnement de la ville parce qu’il est le seul à l’envisager sous toutes ses coutures, à voir dans telle rixe, rivalité ou passion amoureuse la branche d’un circuit plus large – la ville elle-même, moins un espace localisable qu’un entrelacs d’affects, de rapports de force et d’interactions. Comment donner corps à la complexité de sa vision ? La réponse qu’apporte la série s’incarne avant tout spatialement : le personnage agit et regarde différemment selon l’endroit et l’échelle où il se trouve. On pourrait ainsi diviser le modus operandi d’Al Swearengen en trois actions et positions.
1) Au-dessus de la ville. C’est une image récurrente de la série : Al se tient sur son balcon pour contempler la rue et par-delà l’ensemble de la Cité. Swearengen incarne par instants une figure quasi omnisciente, à mi-chemin entre le créateur et le spectateur, agissant moins que commentant en détail l’action pour mieux démêler les fils qui la structurent. La série se fait alors le portrait d’une intelligence au travail, dont la maturation passe par le défilement continu d’une parole. Contrairement à Hearst, son grand rival, le seul à jouir de la même vision d’ensemble (sur le toit de l’hôtel faisant face au Gem), Al doit babiller pour penser, avec les nombreux interlocuteurs qui défilent à son bureau. Même lorsqu’il se trouve en compagnie de prostituées, la progression de la jouissance se calque sur le rythme d’un monologue – les scènes, souvent très drôles, reposent toujours globalement sur le même nœud : pour Al, le rythme de l’acte sexuel n’est pas assez raccord avec celui de sa performance langagière. Et lorsque Al se trouve seul, il se tourne vers une boîte renfermant la tête d’un chef indien exécuté, pour continuer l’incessant travail verbal qui lui permet de saisir toute la richesse de ce qui se joue sous ses yeux.
2) Au bar. Al n’est pas seulement au centre des intrigues politiques et des rapports de force qui gouvernent la ville, il dirige aussi d’une main ferme l’un des saloons locaux, lieu dont on ne filme presque jamais les chambres mais seulement les escaliers, les passages secrets (par exemple, on découvre tardivement que le Gem est relié au journal de la ville, où se trouve également le télégraphe) et les tables où se réunissent les pionniers. Le Gem est un lieu névralgique : on s’y rend pour prendre conseil, échanger des informations, conspirer, négocier, décider collégialement les grandes orientations politiques de la ville, mais aussi se cacher ou évacuer discrètement les corps assassinés vers le quartier chinois. C’est en somme le cœur de la ville, où Al est au four et au moulin. Dans l’une des plus belles scènes de la série, qui conclut l’épisode 9 de la saison 3, Al se tient en marge de l’amateur night organisée par des acteurs de théâtre qui ont convié toute la ville à faire étalage de leurs talents. Le tenancier reste seul dans son bar, puis finit par entonner une chanson. Le regard n’est plus surplombant, mais bien au contraire porté vers un point ascendant, celui d’une tête de cerf empaillée qui trône, détail amusant et jamais commenté, près d’une photographie de Lincoln, autre figure politique pragmatique et prompte à des monologues incessants, comme l’illustre le film de Steven Spielberg qui lui est consacré. Swearengen fait corps spirituellement avec la ville sans être présent physiquement avec ses pairs, dans le secret d’une pièce où il s’attèle, avec un beau geste qu’il répète à longueur d’épisodes, à astiquer le bar à l’aide de son torchon. Abreuver les corps, nettoyer les lieux, accueillir chacun autour d’une table ou d’un verre sans pour autant se joindre à la fête, telle est la tâche qui incombe à Al.
3) À même le sol. Pendant longtemps, ce fut la dernière image de Deadwood, avant que le téléfilm apporte une autre conclusion : Al à genoux dans son bureau, en train de nettoyer une tâche de sang. Les tous premiers épisodes de la série, le présentant d’abord comme l’antagoniste de Bullock, démontraient qu’Al n’était pas un enfant de cœur, mais c’est peut-être à la toute fin que son sens très poussé du compromis et de la realpolitik atteint un point culminant de froideur. Al tranche dans le vif du sujet comme il égorge ses opposants et les victimes collatérales : par nécessité. C’est dans ce grand écart entre le ciel et le sang, puis entre la noblesse du dialogue politique et la saleté des conspirations, dont la quintessence tiendrait dans la trivialité d’un coup de brosse donné sur un parquet souillé, que David Milch et Ian McShane auront donné naissance à l’une des figures les plus passionnantes de la télévision américaine.