Le générique, peut-être plus que toute autre composante du médium sériel, constitue aujourd’hui sa marque la plus évidente, celle que toutes les séries partagent. Si le cinéma a progressivement délaissé cette forme esthétique à part entière, les séries continuent quant à elles de l’investir et ce en dépit des évolutions qui les touchent. Depuis l’émergence de Netflix et des plateformes de streaming, les séries tendent en effet à être de moins en moins diffusées épisode par épisode, mais bien par saisons livrées et ingérées d’une traite. Pour autant, la présence du générique demeure pour le moment un invariable, ce qui n’est pas sans poser question. De quoi le générique serait-il exactement le nom ? Peut-être avant tout d’un rituel, ce qui expliquerait sa résilience. Le générique est précisément conçu pour être vu plusieurs fois et participer au sentiment de familiarité qu’induit de suivre une fiction au lieu de simplement la regarder. Il y a toujours une forme d’incertitude plus grande qu’au cinéma lorsqu’on commence une série : aura-t-on le désir d’aller au bout ? Ou encore : la fiction elle-même trouvera-t-elle une résolution ?. Le générique de Deadwood a cela de singulier qu’il renseigne, au-delà de l’atmosphère qu’il dépeint (c’est aussi la fonction de cette séquence répétée que de définir la tonalité d’une série), la nature de son récit, centré sur la construction d’une ville dont la fiction documente l’évolution. Deadwood pourrait dans cette perspective être lue comme une série qui ne cesserait d’analyser sa propre progression et serait hantée par le spectre d’une fin prématurée. Au fil des péripéties qui nourrissent la trentaine d’épisodes, le nœud central s’avère toujours au fond le même, à savoir la crainte d’un anéantissement de la communauté, d’abord par la perspective d’une annexion fédérale et une appropriation des terres, puis par la menace que représentent les puissances de l’argent, incarnées par un magnat, George Hearst, désireux de contrôler la ville et ses exploitations aurifères. Avant d’analyser la série par le prisme de l’un de ses personnages centraux, attardons-nous donc un peu davantage sur son générique, dont le montage, reposant sur pas moins de trois mouvements interconnectés, permet de circonscrire plus précisément ce que travaille Deadwood.
1) Le mouvement le plus visible s’apparente à un défilement. Sur les vingt-six plans qui composent le générique, onze mettent en scène un cheval qui d’abord galope, liant entre eux les différents instantanés de la vie du camp – le labeur des bouchers et des mineurs d’or, le bain d’une prostituée, etc. Il s’agit d’un mouvement latéral et dynamique qui part d’un point pour glisser vers un autre : surgissant d’une forêt, l’animal s’avance peu à peu jusqu’à la ville, y pénètre et s’immobilise enfin pour disparaître tel un fantôme. Sa course résume bien ce que la série s’est attelée à figurer pendant trois saisons, soit un cheminement vers la civilisation mais aussi la disparition possible d’une mythologie (entendue de deux façons : celle la conquête de l’Ouest et celle que construit la série), incarnée ici par la chevauchée.
2) À cette première trajectoire se superpose une autre, qui s’exprime cette fois-ci autant à l’intérieur des plans que dans les subtilités d’un montage ménageant une apparente fluidité pour mieux pointer en fin de compte une résistance à une lecture strictement causale de ce qui est montré.
Les actions des différents habitants qui jalonnent le montage prennent cette fois-ci la forme de mouvements descendants ou ascendants : un pionnier qui travaille la terre de sa pioche, un poulet soulevé de son enclos, un boucher qui abat sa hache, le sang d’un cochon qui coule, les mains des mineurs qui plongent dans l’eau pour extraire de l’or, les doigts d’un homme qui effleurent la cuisse d’une femme, le corps fatigué d’une prostituée qui glisse dans une baignoire, la carte qu’un joueur de poker pose sur la table, l’alcool qui remplit des verres, l’or qui tombe sur une balance. Le défilement des plans, entrecoupés par l’avancée du cheval, figure une série de gestes, de haut en bas ou de bas en haut, qui ne sont pas accompagnés également par la caméra. Par exemple, si cette dernière descend légèrement pour épouser la trajectoire de l’écoulement du whisky, elle fait le chemin inverse dans le plan suivant, en remontant le flux de l’or qui vient remplir la balance. Contrairement au cheval dont la course suit un chemin précis et linéaire, cette deuxième trajectoire prend autant la forme d’une mosaïque (par l’enchaînement d’actions qui bout à bout esquissent le fonctionnement même de la ville) que d’un mouvement de balancier, de va-et-vient entre deux pôles opposés. On pourrait avancer l’hypothèse que le flux des actions dessine une logique de répartition des efforts et des dynamiques : le corps d’une courtisane caressé par un client précède ainsi la vision d’une femme, apparemment fatiguée, qui se détend dans un bain. La colure entre les deux actions pourrait laisser penser qu’il s’agit du même personnage, avant et après le coït maintenu hors champ par une ellipse, mais le montage repose au fond moins sur une logique traditionnelle de raccord (la juxtaposition de deux images qui en produit une troisième) qu’il n’organise une oscillation des images comme garantie d’un maintien de la structure dépeinte. Le motif de la balance ponctuant l’enchaînement pointe ainsi une interdépendance des images, qui concilient des mouvements opposés (ascendants et descendants) afin de garantir l’équilibre général.
3) Cette hypothèse a toutefois la limite d’omettre le rôle que joue le troisième mouvement au cœur du générique. C’est là que les choses se corsent un peu : aux mouvements 1 (latéraux) et 2 (descendants et ascendants) s’ajoute un troisième, plus discret, qui procède d’un montage à l’intérieur du plan, par la cohabitation de deux strates, l’une au premier plan et l’autre dans la profondeur de champ. Le mouvement d’une roue dans l’eau boueuse de la rue induit par exemple un léger recadrage qui révèle quelques mètres plus loin la présence d’un homme endormi à même le sol. Plus loin, l’enclos où la poule est emportée se voit filmé de derrière un grillage ; le pionnier qui abat sa pioche travaille devant un feu sur lequel se superpose sa silhouette ; le rouge du sang des animaux s’écoule sur le blanc d’une cuve, etc.
La superposition de ces trois mouvements s’apparente dès lors à un travail sur la tridimensionnalité d’un milieu. Le générique ne réduit pas la ville de Deadwood à une série d’instantanés, mais cherche bien plutôt à définir la pluralité des dynamiques qui la parcourent et à ausculter la profondeur de l’image qui s’en dégage. Tâche à laquelle d’ailleurs s’attellent tous les plans pris indépendamment : la pioche creuse, les boucheurs révèlent les entrailles, le mineur mord le bout d’or pour s’assurer de sa valeur, la main du client s’avance pour toucher la peau que cachent partiellement les vêtements affriolants de la prostituée, le corps de la femme s’immerge sous la surface de l’eau, les verres se remplissent.
C’est à partir de là que peuvent pleinement être compris les deux derniers plans du générique, l’un où apparaît le titre de la série, et l’autre où le cheval s’évanouit par un effet de transparence. Dans l’eau boueuse de la rue se reflète le cœur de la ville, le saloon « The Gem », tenu par Al Swearengen, d’abord à l’endroit, puis à l’envers. Le passage d’un plan à l’autre induit une estompe du titre, dont les lettres sont d’abord dessinées sur une pancarte avant de s’effacer progressivement, comme usées par le temps. Avant de s’effacer complètement, à l’instar des lettres et du cheval, le générique s’achève ainsi sur une double image où se mêlent conjointement le ciel et la boue, la matière (la terre qui flotte dans la flaque) et l’immatériel (le reflet sur l’eau). Observer une image flottante et amenée à disparaître, pour embrasser plusieurs perspectives et saisir toute sa profondeur, tel est l’objet de l’écriture de Deadwood.