Le titre choisi par la réalisatrice Julie Bertuccelli pour son nouveau documentaire, portrait de la poétesse autiste Hélène Nicolas dite Babouillec, annonce bien le mélange étrange qui le caractérise. Ici, l’intime semble devoir rencontrer une sphère bien plus large, ce cosmos qui pourrait être celui des mystiques ou de la science fiction. Ainsi s’annonce la parole mystérieuse que délivre cette poétesse empêchée, trop longtemps enfermée dans les parois étroites de son mutisme et qui aurait pu ne pas s’en échapper si sa mère persévérante n’avait pas pris le temps d’aller à sa rencontre. En effet, le dialogue entamé avec Hélène est d’emblée défini comme une communication extraterrestre, la réception d’un appel étrange venu d’une contrée inconnue. C’est bien dans cette tension entre le corps et l’âme, entre le visible et l’invisible, que réside tout le défi de ce beau documentaire. Celui-ci sait interroger les limites mêmes du filmique en s’intéressant à un individu hors norme, dont le corps ne serait qu’une geôle dissimulant l’essence, l’abîme d’une pensée silencieuse.
Tombeau de l’âme
Dans Dernières nouvelles du cosmos, le corps d’Hélène est malhabile. Dès la première scène, le spectateur la voit s’effondrer sur un sentier de forêt, perdre la maîtrise de son mouvement. Dans un premier temps, Julie Bertuccelli choisit de nous présenter ce personnage comme essentiellement handicapé physiquement, sans nous révéler ses talents d’écriture. Hélène jette une bouée sur un metteur en scène, rit et bave en gros plan. Cet effet de déconnexion entre le texte littéraire et le corps impuissant est souligné par le fait que ce soit le metteur en scène qui lise le texte de Babouillec devant elle. Ainsi, la réappropriation des mots par l’auteur dans la scène suivante est une véritable surprise pour le spectateur. L’enveloppe charnelle comme corps étranger est un leitmotiv qui traverse le film : la mère raconte comment Hélène a apprivoisé progressivement et encore grossièrement ses différents membres, comment elle a senti ses pieds pour la première fois, appris à utiliser son pouce préhensile, à pincer entre ses doigts pour réaliser le geste crucial qui lui permet de s’exprimer mais qui demeure imparfait, en deçà de l’écriture. Le rire dont Hélène est secouée de manière presque permanente, manifestation habituellement spontanée, est en réalité le fruit d’un apprentissage par mimétisme. La mère, Véronique, explique qu’elle a dû aller « chercher le rire dans le corps » de sa fille, corps qui était initialement fermé, indisponible, hostile au contact. C’est par l’exagération que celui-ci sait désormais se montrer très signifiant, sur le mode de la répétition d’un même geste comme l’illustre Hélène dans une scène de jubilation face à la figure d’Alain Bashung à la télévision, ou sur le mode du rejet, lors de cette colère physique face à la lecture d’un article de Libération.
Penser dans le silence : est-ce un acte raisonnable ?
S’il y a donc une véritable gageure dans le documentaire de Julie Bertuccelli, c’est qu’elle tente de cerner par l’observation, (« l’œil goguenard de ta caméra » comme l’appelle Hélène) ce qui est essentiellement invisible, l’espace de la pensée, l’inspiration voire le cosmos avec lequel la poétesse entrerait en contact. Les moyens mis en place pour matérialiser l’immatériel sont nombreux et ces métonymies ne parviennent le plus souvent pas à appréhender le mystère que représente cette femme. Julie Bertuccelli scrute par exemple le visage de madone de son héroïne or celui-ci est ici particulièrement muet et opaque. Il ne se laisse pas déchiffrer. Elle tente aussi d’inscrire son personnage dans la nature, comme lors d’une scène où Hélène est amenée à écouter les bruits du jardin sur la perche de l’ingénieur du son. Or, cette nature environnante ne donne qu’une idée imparfaite des forces de l’esprit qui animent l’auteur. Les mots qui s’affichent à l’écran reproduisant l’agencement par Hélène de lettres plastifiées sur une feuille de papier constituent la dernière tentative pour donner une forme visuelle à ses fulgurances. Néanmoins, ces tentatives de capture, aussi maladroites soient-elles, disent aussi ce qui est le plus saisissant chez Hélène : l’évanescence d’une pensée irréductible à une représentation imagée, qui vient à chaque fois surprendre et défier la forme plutôt traditionnelle du documentaire. Les moments où Julie Bertuccelli parvient le mieux à épouser les mouvements de cette âme sont peut être ceux où l’on ressent le fluide impalpable qui unit la mère à sa fille, et dans une moindre mesure la réalisatrice au sujet qu’elle filme. C’est dans cette affection muette et sans geste entre « sans paroles » que le hiatus entre le cœur et le corps atteint son paroxysme, manière la plus brillante de suggérer la vaste étendue du pays de l’indicible.
À sens unique
Pourtant, ce fossé qui sépare Hélène des autres n’est jamais résorbé. En effet, la métaphore centrale de la mise en scène d’un texte de Babouillec est intéressante : les réactions à ses prises de parole sont toujours de l’ordre de l’interprétation, de la lecture subjective approximative, du déchiffrement. Il n’y a jamais dialogue mais monologue commenté par des tiers. Sa mère elle-même tente de comprendre le sens profond de ses aphorismes mais ses hypothèses demeurent toujours en suspens, et ne sont que rarement confirmées par l’intéressée. Hélène est une Pythie auprès de laquelle se pressent de nombreux oracles qui se heurtent aux modalités pratiques de l’échange. Ralenti par l’écrit, disloqué et alourdi par le dispositif, il est toujours frustré et réduit à l’univocité. Néanmoins, au-delà de ces conditions difficiles de prise de parole, il y a aussi chez Babouillec un désir ferme, propre à la poétesse d’aller vers une parole cryptique, non-explicative, énigmatique qu’illustre bien le face à face raté avec un mathématicien désireux de conclusions claires. Dans cette parole que l’on dissèque et analyse, ce texte offert qui invite à l’admiration et, parfois, à la vampirisation, la réalisatrice propose une belle réflexion sur le travail de l’artiste. En effet, à travers la figure de l’autiste, elle propose une version outrée du désastre de la communication entre le créateur et son public, toujours condamné, comme Hélène lors de la dernière scène d’applaudissements à Avignon, à le regarder incrédule, aveuglé, et incompris.