Singularités d’une jeune fille blonde est, à notre connaissance, le premier long métrage réalisé par un centenaire… Voilà, c’est dit. Cela peut paraître un peu condescendant et vain, cette tendance de la critique à mettre en avant les statuts de « plus vieux cinéaste en activité », de « dernier cinéaste ayant connu l’époque du muet » tenus depuis déjà une paye par Manoel de Oliveira — comme si le Portugais était avant tout un monument historique à préserver, dont la poussière du siècle imposerait à elle seule le respect. Mais voilà : la poussière n’a pas vraiment le loisir de se déposer, tant les derniers films du cinéaste, par leurs détours un brin facétieux et par l’acuité discrète mais certaine du regard, non seulement déjouent la menace de l’encroûtement, mais s’imposent par un discours sur le monde qui ne doit rien à aucune mode. Ce qui, paradoxalement, rend soudain pertinent le rapprochement entre la longévité de l’artiste et la fraîcheur de son œuvre.
Courir après un mirage
Le début du film — qui ressemble fort à la fin d’une histoire que nous ignorons encore — finit mine de titiller la patience des personnages en même temps que la nôtre. Nous sommes dans un train. Tandis que deux acteurs familiers du cinéaste, Leonor Silveira (impassible) et Ricardo Trêpa (soucieux), se laissent repérer derrière des sièges, c’est l’anodin contrôleur du train qui s’arroge le cadre le temps que le générique s’égrène. L’importun parti, Trêpa peut commencer à conter sa triste histoire à sa voisine Silveira — mais la posture singulière des interlocuteurs côte à côte incite malicieusement le spectateur à ne pas en perdre une miette. Le film, dès lors, fera mine d’épouser le point de vue de ce jeune homme, mais déjà Oliveira a signifié que c’est son regard à lui, distant et subtilement décalé, qui prévaudra.
Déflorons vaguement l’intrigue : Singularités d’une jeune fille blonde raconte une quête futile. Le jeune homme, comptable dans l’entreprise de son oncle, aperçoit par la fenêtre de son bureau une superbe fille dont il tombe amoureux sur-le-champ. Elle-même postée à sa fenêtre qui l’encadre comme dans un tableau, avec à la main un éventail qu’elle agite de manière hypnotique (à moins que ce ne soit pour le narguer), la créature a tout l’air d’un mirage, d’une chimère. Pourtant, le jeune homme va, pour conquérir cette apparition, renoncer à son statut social, au soutien de son parent qui le rejette, à sa stabilité. L’histoire paraît édifiante sur le papier. Mais prenant ses distances avec la sympathie qu’on pourrait nourrir pour ce personnage, Oliveira préfère insister sur la grisaille de sa quête, le degré d’abaissement auquel il consent pour parvenir à ses fins, quand il ne se l’impose pas lui-même : les discussions ternes avec la famille de la blonde, la laborieuse recherche d’une nouvelle situation. La force d’évocation de la violence de ces épreuves et de ce dénuement tient à pas grand-chose, dans cette mise en scène qui travaille sans forcer à l’économie du cadre et des mots, faisant confiance au peu pour dire beaucoup, quitte à tirer cette odyssée vers une abstraction parfois glaçante. Il faut voir par exemple comment il rend en seulement deux couleurs — comme s’il travaillait encore à l’époque du noir et blanc — le sordide de la situation du jeune homme privé de toit : une chambre d’hôtel plongée dans un noir opaque, dont ne se détache que le brun-roux d’une armoire menaçante.
L’ultime cruauté
Cet art d’une épure marquée et tranchante sans être écrasante conduit d’un pas à la fois léger et franc un récit constamment ouvert à tous les possibles. Et il n’est pas si étonnant que ça qu’à la fin le cinéaste, révélant les fameuses « singularités » de sa jeune fille blonde enfin conquise, porte aussitôt — et implacablement — son regard au-delà de cette révélation, rendant soudain le titre de l’œuvre très réducteur. C’est, au fond, sur les recoins sombres d’un couple qu’il se braque : l’homme apparaît brutalement dans toute sa médiocrité voire sa cruauté morale, la femme qu’on réduisait à une image se révèle, sur un dernier plan aux allures de portrait de désolation, de toute sa chair tourmentée et niée. S’il fallait chercher ce à quoi à tient la fraîcheur — la jeunesse — paradoxale et précieuse du cinéma d’Oliveira, on pourrait en trouver un peu ici : une acuité tranquille mais ferme, qui se passe de tout attirail de démonstration, qui ne s’arrête — ni ne nous arrête — aux certitudes premières, et qui demeure capable d’être émue et d’émouvoir.