Ressortir Dirty Dancing, c’est un peu comme vouloir reprendre La Boum, jouer sur l’effet « petite madeleine de Proust » du film découvert dans son adolescence, dont la BO a accompagné les premières surprise-parties et qu’on adule parce qu’on ne l’a jamais revu depuis. On peut donc se poser la question de la légitimité d’une telle ressortie, d’autant que le film passe et repasse à la télévision et que, contrairement à un Grease en CinemaScope, Dirty Dancing ne gagne rien à être vu sur grand écran. Vingt-cinq ans après sa sortie, il est d’autant plus flagrant que le film est devenu culte pour des raisons extérieures à ses vertus cinématographiques. Car malgré le charme de Patrick Swayze et des chorégraphies bien menées, le film se révèle avant tout une romance musicale un peu nunuche qui traîne sous ses élans sexy un arrière-goût de puritanisme.
Tourné pour trois fois rien avec des acteurs encore inconnus à l’époque (comme Jennifer Grey, fille de Joel Grey le maître de cérémonie de Cabaret), Dirty Dancing est bien l’archétype du film pour jeunes filles en fleurs avec ce qu’il faut de romance et de semblant sexy. La critique anglo-saxonne, qui aime les formules chocs, n’hésite pas à parler de Star Wars féminin (sic). Pas étonnant donc, que ce soit l’un des films préférés de Vanessa Paradis dans L’Arnacœur. Produit générationnel des années « Flashdance » et « Cocktail », il est clair en tout cas que Dirty Dancing n’est pas culte pour ses qualités cinématographiques. Emile Ardolino n’a rien d’un tâcheron (notons qu’après avoir fait danser les cœurs, il fera chanter les nonnes dans Sister Act). Mais il donne l’impression de s’exécuter plus en bon faiseur qu’en nouveau Minnelli. Comme tout film musical qui se respecte, Dirty Dancing doit avant tout sa postérité à sa bande originale vendue à des millions d’exemplaires et à des tubes comme « She’s like a wind » ou encore « The Time of my life », récemment black-eyed-peasé pour la nouvelle génération. Du coup, c’est un peu le film que tout le monde croit connaître par cœur sans vraiment l’avoir vu… Dirty Dancing restera aussi le film qui révéla à 34 ans Patrick Swayze juste avant qu’il rejoigne les mains gadoueuses de Demi Moore dans Ghost. Il faut dire qu’il met le paquet ! En vrai John Travolta des années 1980, il exacerbe sa sensualité dans tous les numéros dansés et use et abuse de sa botte secrète, le « dansé torse nu », histoire que toutes ses admiratrices puisse s’assurer que tous ses abdos sont bien en place ! La mort prématurée de l’acteur en 2009 finit de parfaire la légende autour du film et servit malgré elle l’adaptation scénique du film qui se joue actuellement à Londres avec beaucoup de succès.
Mais même le fan le plus indulgent pourra reconnaître que Dirty Dancing est quand même très tarte ! À commencer par son scénario tellement balisé qu’il en devient fascinant. Pourtant inspiré de la propre enfance de la scénariste, on est un peu chez les « Bronzés font de la danse », une sorte de club med de luxe où « Bébé » (Jennifer Grey), la fille d’une riche famille, s’amourache de Johnny (Patrick Swayze), professeur de danse. Par un concours de circonstances, Bébé se retrouve à remplacer au pied levé la partenaire de danse de Johnny… Et bien entendu, celle qui ne savait même pas reconnaître son pied droit de son pied gauche se révèle en deux temps trois mouvements une danseuse hors pair ! Vive la vraisemblance ! Niveaux dialogues, Dirty Dancing réserve également son lot de petites perles, à commencer par cette réplique de Bébé au moment où elle rencontre Johnny. Il lui demande ce qu’elle fait dans la salle du personnel de la pension et elle répond : « Je portais une pastèque, c’est pas un crime de porter une pastèque ? » N’oublions pas également cette phrase culte de Patrick Swayze à la fin du film, lorsqu’il fait son « come back » et voit sa dulcinée seule à une table : « On ne laisse jamais Bébé dans un coin ! »
Moderne à sa manière, Dirty Dancing est plus à considérer comme un film musical que comme une comédie musicale dans la tradition d’un Américain à Paris. En effet, ici, on ne chante pas. Les intermèdes musicaux sont tous joués en off, soit pour accompagner une chorégraphie, soit pour souligner les états d’âme des personnages. Le vrai langage donc est celui du corps. Dans un didactisme pompier, la danse y apparaît avant tout comme révélatrice des contrastes sociaux. Les riches ne connaissent rien au mambo. De son côté, le personnel du club, forcément décadent s’éclate une fois le service terminé à l’abris des regards, dans des numéros endiablés. Les spectateurs de Footloose, sorti trois ans auparavant et au scénario tout aussi faiblard, ne seront pas déroutés. Les premières séquences du film installent ainsi de manière grossière cette opposition pour mieux préparer le processus de réconciliation qui sera ensuite à l’œuvre. En effet, comme dans West Side Story, l’idylle entre Johnny et Bébé naît d’une rencontre dans la danse. Puis, leur collaboration artistique les fait évoluer et rend possible l’adéquation entre l’univers de la fille à papa et celui du bad boy. Par ce biais, Dirty Dancing préfigure déjà d’une certaine manière la vague de films musicaux d’inspiration street dance – de Save the Last Dance à Sexy Dance 3D – où la danse, tout en étant toujours révélatrice d’un milieu social, porte des valeurs positives de réussite et d’ascension. En tout cas, s’il faut reconnaître une vraie qualité au film, elle est à chercher dans ses chorégraphies supervisées par Kenny Ortega (qui travailla ensuite sur High School Musical ou la tournée This Is It de Michael Jackson). On retiendra la scène finale, véritable morceau de bravoure qui peut donner quelques frissons. Dommage qu’il faille attendre une heure trente pour y arriver !
Enfin, Dirty Dancing est un film faussement sulfureux. On serait même tenté de dire que ce qu’il a de plus sulfureux c’est son titre, comiquement traduit au Québec par Danse lascive. Quand on regarde de plus près, la morale de l’histoire reste quand même très consensuelle et puritaine. Même les « Marie couche-toi là » obligées d’avorter ne cessent de se justifier en disant qu’elles aimaient passionnément l’homme avec qui elles ont fauté ! À l’époque, Grease pouvait se montrer beaucoup plus audacieux ! Olivia Newton-John opérait une vraie révolution et troquait ses couettes blondes pour les tenues en cuir de John Travolta et ses amis rebelles. Dans Dirty Dancing, la crise d’adolescence de Bébé est un feu de paille. La jeune fille porte la culotte (et les valeurs qui vont avec) et c’est à Patrick Swayze de faire l’effort de s’adapter (et d’un peu se rhabiller). Quel avant-gardisme ! Mais c’était peut-être le prix à payer pour avoir pu se rincer l’œil sans mauvaise conscience.