L’impression laissée par l’excellent Home (moyen-métrage datant de 2006) est de celle qui fait que le passage de Patric Chiha au format long suscite une attente certaine. Si les partis pris de Domaine pourraient bien en laisser quelques-uns en route, il est aussi certain que l’on est en présence d’un cinéaste ambitieux, talentueux et singulier, à suivre de près.
En ouverture, on découvre la Garonne (le film fut tourné en grande partie à Bordeaux) en plongée verticale. Un fleuve marron reposant sur une couche de vase instable qui anime bouillonnements et tourbillonnements à la surface. Il s’agira d’un motif récurrent rythmant l’écoulement de Domaine. On peut le considérer comme un contrepoint, notamment à une ville marquée par une certaine rigueur, dessinée au cordeau. Mais aussi et surtout vis-à-vis de Nadia, personnage principal incarné par Béatrice Dalle, qui est une mathématicienne à la recherche d’un ordre qu’elle pense pouvoir trouver dans cette science. Disons qu’il s’agit d’un aspect extérieur mêlé à une quête existentielle, car son intériorité pourrait se comparer à l’aspect des eaux troubles du cours d’eau. Nadia, une belle quadragénaire, est la tante de Pierre (Isaïe Sultan), un jeune homme de 17 ans. Ils entretiennent une relation intense, affectueuse, tellement marquée par l’ambiguïté amoureuse qu’elle ne l’est pas vraiment. Il lui demande à propos de Walter, son ex-mari : « il te manque ? » « Non tu es là » lui répond-elle tranquillement. Tout est réglé comme du papier à musique, ils se retrouvent pour de longues marches dans la rue et au jardin public, aussi pour boire un verre dans des cafés cossus. Ou encore pour se promener en forêt, les arbres sont alors rendus à l’état de silhouettes dressées auxquelles se mêlent des figures masculines qui semblent faire le tapin. Cette forêt peut être considérée pour les personnages, on la retrouvera dans la dernière partie de Domaine, comme un paysage intérieur, doucement chaotique, étrange et inquiet.
On retrouve au sein de ce duo un mode de fonctionnement déjà identifié dans Home ; Fouad, le personnage principal, n’y est que parole, son assistant taiseux faisant office de corps et de réceptacle des mots et monologues. « Ce sont des personnages qui parlent tout seuls mais qui ont besoin d’une autre personne pour s’entendre parler. Ils ne parlent pas pour transmettre, ils parlent pour s’expliquer quelque chose à eux-mêmes » explique Patric Chiha. Parler, c’est aussi tenter de formuler un chaos, c’est aussi bien souvent se heurter aux limites du langage. Mais si dans son précédent film le rapport émetteur-récepteur restait immuable, Domaine introduit une dynamique dans l’évolution de cette relation. Parfaite de stabilité, la cellule mise en place entre Pierre et Nadia se décompose, au détriment de la seconde, femme blessée, alcoolique et bientôt gravement malade. Après l’exposition de ce lien, le film est le récit de cette désagrégation. Parce que Pierre se choisit, et est choisi par Fabrice, un jeune homme entreprenant avec qui il débute une idylle sous le signe d’une apparente simplicité, notamment en terme de désir et d’accomplissement charnels.
A priori solidement campé dans le réel, Domaine tourne le dos à un geste naturaliste, ce qui lui confère une charge d’étrangeté, comme si l’ensemble se situait aux interstices de l’éveil et du sommeil, du rêve et du cauchemar. Ceci passe par les mots et la parole, quelques séquences sont fondées sur un texte précis débité tout en rythme par les comédiens. Bien souvent, les actions sont également rendues sous la forme d’une rythmique, c’est particulièrement le cas de la marche où la parole et le bruit des pas (les talons de Nadia frappant le sol) obéissent à cette fonction qui renvoie notamment aux comportements répétitifs, obsessionnels. C’est surtout le rapport à l’espace par le biais d’une mise en scène basée sur l’artifice qui achève cette idée, une esthétique faisant presque figure de manifeste anti-naturaliste. Elle se base d’abord sur une lumière très sophistiquée qui organise des bulles ayant tendance à clore l’espace sur lui-même, à le délimiter très nettement. On est souvent proche d’un bloc scénographique où le décor et le hors champ sont comme niés, où les personnages évoluent dans une étouffante étroitesse, jusqu’en eux-mêmes en certaines occasions. Le son achève ce refus du réalisme et accompagne totalement ce traitement visuel. L’espace est ainsi traité et décomposé de manière très abstraite, ceci culmine lors d’une scène de boîte de nuit, splendide moment de chorégraphie des corps, où le montage organise une mise en présence/absence des différents protagonistes. Lors de cette séquence, le lien entre Pierre et Nadia semble rompu, notamment d’un point de vue corporel comme le suggère le découpage. Mais c’est aussi le moment où il lui déclare sa flamme ; le jeune homme monte sur scène, rejoint le chanteur et commence à entonner avec ce dernier : « you’re my gazoline ». Cette relation ne restera pourtant que sentimentale, celle des corps est invalidée dès la scène suivante, Pierre y repousse Nadia qui s’est invitée dans son lit. Cet aveu n’empêche pas non plus Pierre d’introduire une distance entre lui et sa tante, très mal vécue par cette dernière, qui s’abandonne à l’autodestruction.
Malade, en danger de mort du fait d’une cirrhose aiguë, Nadia se résout à suivre une cure dans un sanatorium en Autriche. On retrouve les paysages montagneux et forestiers, véritables personnages de Home. Avec une nuance de taille, la palette de verts laisse ici place à une blancheur presque uniforme. Les intérieurs sont traités avec la même clarté, on ne met pas grand temps à hésiter entre un lieu de convalescence et un asile régi par un ordre étrange. Pierre rend visite à Nadia, captive de ce lieu. Patric Chiha multiplie les citations de La Montagne magique de Thomas Mann : par exemple ce moment de repos au grand air sous d’épaisses couvertures (sont-elles aussi en poils de chameau ?) ou l’arrivée ensorcelante d’une pensionnaire vêtue d’une robe du soir décolletée semblable à celle de Clawdia Chauchat. Quant au directeur, il semble tout simplement sortir du temps révolu de ce même roman. Deux zooms arrière formulent une force centrifuge qui colle les êtres à ce lieu ; au terme du mouvement d’appareil, les silhouettes finissent écrasées par le paysage de l’autre côté des larges baies vitrées. Et comme chez Thomas Mann, la montagne possède quelque chose de magnétique, une aura, un pouvoir attractif et de révélation, ce dernier éclairant les personnages au plus profond d’eux-mêmes. Au terme du parcours, Nadia ne dispose pas de multiples alternatives : Pierre ou la mort. Et le jeune homme n’a qu’une chose à lui offrir.