À l’occasion de la sortie de son nouveau long-métrage Brothers of the Night, nous avons rencontré son réalisateur Partic Chiha. Il nous livre ici les circonstances de sa rencontre avec cette bande de jeunes hommes pas comme les autres.
Comment as-tu rencontré ces hommes bulgares ? Comment est apparue la volonté de mettre en images leurs histoires et leurs trajectoires ?
J’effectuais un séjour à Vienne pour un autre film qui ne m’intéressait pas beaucoup. Un soir, un ami m’a invité dans un bar que je ne connaissais pas. Je vois alors alignés une quinzaine de garçons au bar, avec des poses assez fières, du gel dans les cheveux, et j’ai mis peu de temps pour comprendre ce qu’il s’y passait. En premier lieu, ces garçons m’ont rappelé les films de Fassbinder, de Pasolini, de Coppola. En premier lieu, il y avait donc le cinéma, puis cette curiosité : qui sont-ils ? Qui sont ces gens ? Ces corps ? Je ne les avais jamais vus à Vienne.
Combien de temps as-tu suivi ce groupe ?
J’ai passé plus ou moins une année avec eux. Leur quotidien n’est pas si différent que celui dépeint dans le film. Je ne me suis pas « incrusté » dans leur vie, mais j’ai passé la soirée avec eux : à jouer au billard, à fumer, à boire, et à apprendre à se connaître.
On a tourné pendant quatre semaines. Une curiosité mutuelle s’est installée : c’est eux qui voulaient d’abord savoir qui j’étais, ce que je voulais vraiment. Ils m’ont fasciné. Et je pensais que s’ils me fascinaient, ils pouvaient fasciner d’autres. On a progressivement bâti une relation de confiance.
Comment es-tu parvenu à les convaincre de les filmer ?
Il faut savoir que la prostitution est quelque chose d’ennuyeux et répétitif. Ces garçons vivent à Vienne dans un monde nocturne et clos. La proposition du film est finalement apparue assez vite. Au début, ils ne me croyaient pas. Ils ne sont jamais allés au cinéma et n’ont pas ce rapport au cinéma que je peux avoir. Mais une fois qu’ils ont compris que j’étais sérieux — et j’étais toujours excessivement sérieux avec eux -, ils m’ont suivi.
La scène d’ouverture est un peu déroutante : elle est extrêmement théâtralisée sans laisser deviner que nous sommes également de plain-pied dans une forme documentaire. Est-ce une manière de tromper le spectateur ?
J’avais moins l’envie de dire au spectateur que nous sommes dans une fiction trouble que de suggérer qu’il y a un monde où les limites entre le vrai et le faux restent floues. Ces limites, je ne les ai pas volontairement floutées, car ma question était plutôt : comment vais-je préserver ce chaos dans mon film ? Ces garçons ne vivent que de la prostitution. C’est un métier où l’on imite le désir, où l’on se la raconte en permanence. Tout mon travail était de préserver ça.
Est-ce qu’ils se sont justement construit des rôles ?
Le risque était le dévoilement de soi, je ne voulais pas de caméra inquisitrice. Nous avons tourné des scènes fictionnelles où ils improvisaient (mais je leur donnais des directions), car c’était précisément leur force et leur créativité qui m’impressionnaient chez eux. Ce sont des acteurs. Ils n’imitent pas seulement des sentiments mais inventent aussi des gestes, une expressivité à eux. Tout l’objet du film était de les voir s’emparer de leur vie. Les scènes fictionnelles servaient à montrer comment ils s’emparent d’une fiction, comment on joue à la fiction.
Donc ils ne se sont pas construits un rôle, mais plutôt des rôles. Ils ont exprimé leur force devant la caméra et ils se sont inventés des rôles avec ce qu’il leur arrive dans la vie et avec des choses plus fantasmées, comme dans la première scène dont tu parlais.
On a pourtant l’impression tout le long du film que ces jeunes se mettent en représentation, comme lorsque ce jeune coiffeur danse, ou qu’il provoque les clients…
Je sentais que les outils fictionnels propres au cinéma seraient un meilleur chemin pour arriver à une intensité du réel. Je ne sais pas où est le réel, et je ne suis pas la police de l’identité ou de quoique ce soit. Je voulais qu’ils se rendent compte de l’intensité de leur vie, et la force de leur vie. En leur proposant de prendre en main les scènes, je savais qu’ils allaient jouer avec ce qu’ils sont. Nicolaï, ce jeune homme dont tu parles, a joué avec ce qu’il est : un objet de désir et un repoussoir. Il occupe une place particulière dans le groupe.
Pour cette scène du coiffeur, j’avais demandé à Nicolaï ce qu’il aurait aimé faire et il m’a répondu coiffeur. Nous avons donc tourné dans un salon de coiffure, dans l’esthétique du bar. Et là il s’empare de la scène avec Assen et ça devient cette danse étrange, amoureuse. Ils ont inventé le film quelque part, je l’ai certes monté mais ce sont eux qui l’ont inventé.
Était-il facile de les diriger malgré la barrière de la langue ?
Non, pas vraiment. Il y a quelque chose d’étrange : même s’ils traînent en groupe, ils ont rarement l’occasion de se poser des questions sur leurs vies. Alors il y a des moments où je leur proposais de discuter, mais je ne les comprenais pas réellement. Nous parlions allemand entre nous, mais leur allemand était trop mauvais pour faire un film et ils se sont donc mis à improviser en bulgare. En réalité, ils parlaient un mélange de 3 langues : romani, bulgare, turc, avec des termes viennois dedans, des termes très sexuels.
Ils ne se comprenaient qu’entre eux. Dès le premier jour de tournage, j’ai abandonné l’idée de comprendre le film. Mon traducteur pouvait saisir quelques mots, mais il y avait des jours où il était impossible de comprendre ce que l’on tournait. Nous étions les spectateurs d’un spectacle fascinant que nous n’arrivions plus à diriger. Pour eux, c’était aussi un moyen de nous résister, de nous dominer un peu.
En quelque sorte, ils maîtrisaient la parole du film. Mais je ne savais pas rien non plus, ils me racontaient des choses après chaque scène. Et le cinéma permettait finalement de les protéger et qu’il ne fallait pas hésiter à jouer et à s’emparer de sa vie.
Plus le film progresse, plus il semble il semble revendiquer une hybridité formelle. Cela passe par plusieurs éléments, notamment au montage et dans la construction du film : ces moments isolés où ces jeunes se confient à un interlocuteur en hors-champ… Ces scènes étaient-elles écrites ou improvisées ?
Ces moments où ils sont seulement deux ou trois à l’image sont des instants très forts durant lesquels ils étaient eux-mêmes troublés. On pourrait croire qu’ils sont seuls, mais ils étaient tout le temps entourés, encerclés dans le champ ou le hors-champ. Ces sont des moments où ils pouvaient se parler réellement de choses intimes, de choses profondes. Et cela tranche bien sûr avec la manière dont ils se parlent habituellement : ils se coupent tout le temps la parole, ne s’écoutent jamais.
Je me suis beaucoup intéressé à la littérature tsigane et on y retrouve le même mouvement : c’est une littérature circulaire, non linéaire, à chaque fois nous manquons le centre de la discussion. Chez ces garçons c’est exactement le même principe : ça tourne, ça tourne dans tous les sens. L’objet de la discussion n’est du coup jamais précis ni directement nommé, mais on peut le deviner. J’avais ainsi l’envie de préserver tout au long du film cette façon de se parler. J’ai ainsi essayé de concevoir le montage et la structure du film de cette manière : ça tourne ça tourne et jamais on n’évoque le vrai problème, le nœud de la chose.
D’ailleurs on a l’impression que tu brouilles des pistes, du moins dans l’écriture car certains moments font intervenir une voix-off alors que le personnage n’est plus visible dans le champ.
J’ai monté le film moi-même et cette étape fut très délicate car il fallait rendre compte d’un mystère, d’une ambivalence, alors que le principe même du montage est d’apporter une structure à un film et de concevoir l’enchaînement d’un plan à l’autre. Une difficulté récurrente à laquelle j’étais confronté est qu’il est impossible de voir ces jeunes hommes indépendamment les uns des autres. Leur monde est à l’arrêt ; ils ont du mal à voir le futur et le passé, c’est un groupe flottant.
Ce qui m’a libéré c’est le montage ; je me suis dit que c’était émouvant si chacun pouvait finir l’histoire de l’autre. Ils ont tous finalement une histoire très proche. J’ai commencé à dissocier la voix des images pour éviter les ruptures, même entre les scènes. C’est un monde où les limites ne sont pas claires et où tout le monde joue un rôle, d’où l’usage du fondu enchaîné. J’ai voulu utiliser ce procédé afin de leur offrir une extension, un champ de possibles au montage.