Il flotte dans ce nouveau long-métrage de Patric Chiha, présenté à la précédente édition de la Berlinale, une poésie insaisissable et mystérieuse, sensuelle et terriblement envoûtante. Cette puissance onirique est explicite dès les premières secondes, entre la stylisation nocturne de l’image, qui baigne dans une atmosphère de désir (des teintes rouges, violet, roses), et un décor presque fantôme. C’est dans ce contexte que le réalisateur suit le quotidien nocturne d’une bande de jeunes Bulgares vivant de la prostitution. Ils ont à peine la vingtaine, sont parfois mariés, et ne vivent pratiquement que la nuit. Dès la séquence d’ouverture, cette atmosphère hybride dévoile ses clins d’œil à Fassbinder, à Genet, à Pasolini : l’interpellation (« capitaine, capitaine » !) de Stefan à son ami Yokono devient autant un ordre qu’un énoncé de désir, et n’est pas sans rappeler les convoitises au cœur du Querelle de Fassbinder. À l’instar de cette œuvre, le film se déroule également dans un bar érigé en lieu de vie, où cette bande de jeunes hommes se retrouvent pour faire la fête, et y côtoyer leurs clients. C’est peut-être dans la rencontre immédiate entre ces jeunes hommes et cette ambiance nocturne que le film déploie l’enjeu propre à ce dispositif filmique : comment ces jeunes hommes vont-ils se laisser appréhender par la fiction ?
Au cœur du dispositif
On comprend rapidement que la caméra de Patric Chiha orchestre peut-être moins les situations qu’elle ne devient davantage objet de manipulation : dans la rencontre entre le cinéaste et ces jeunes post-ados, qui dirige qui ? Et qui improvise quoi ? Cette frontière est d’autant plus trouble que le film ne repose pas sur une intrigue précise, laissant l’écriture se préciser au fil des portraits, en groupe ou en solo, que le cinéaste capture. Ces jeunes hommes ne sont ici jamais filmés dans l’acte sexuel, mais en-dehors de cette réalité, dans le fief du bar, dans la rue ou dans un salon de coiffeur. L’absence de chronologie ou de véritables repères temporels (s’agit-il d’une nuit entière ou d’une compilation de nuits ?) font de ce nouveau long-métrage une œuvre improvisée.
Irréel, ce climat étrange fait reposer la structure du film sur une série de tensions et de nuances, entre fiction et réalité, entre jeu et manipulation. Pourtant la caméra de Patric Chiha ne cesse de filmer avec bienveillance et empathie ces instants et oscille entre des scènes de groupe et des moments plus intimistes, dans lesquels les personnages sont à l’écart et se laissent aller à des confidences. De prime abord, ces scènes contrastent avec la théâtralité propre au film, y insufflant des moments de vérité, comme lorsqu’un jeune homme confie face caméra être en froid avec sa femme restée au pays ou qu’un autre se demande s’il ne devrait pas « lâcher » le métier. Grâce à ce dispositif, Patric Chiha laisse planer finalement le mystère sur ces jeunes hommes insaisissables, qui vendent quotidiennement leurs corps.
Ce sentiment est constamment redoublé par une utilisation habile du cadre : les confidences face caméra — comme dans la magnifique scène où Asen joue à la fois le client et le prostitué — font toujours appel à un élément hors-champ comme pour rappeler le spectateur la présence d’un outil fictionnel qui lui échappe et qui se situe en-dehors du cadre.
Cette perméabilité de la réalité et de la fiction fait du film un véritable exercice jubilatoire, tant le réalisateur prend plaisir à inviter les acteurs à un exercice de mise en scène leur permettant de transcender leurs conditions de vie. L’utilisation de la voix off va dans le sens de cette échappatoire : le film surprend par ce procédé qui affiche pleinement son artificialité, brouille les pistes, mêle les voix les unes aux autres et arrache ces jeunes hommes à leurs solitudes.
L’élan vital
Dynamique, le montage redonne surtout à ces personnages une fougue libératrice et communicative, comme un espace de liberté et d’invention. Dans Boys Like Us, le réalisateur interrogeait également la notion de groupe à travers les névroses de trois trentenaires gays dressant le bilan de leurs vies. Brothers of the Night se préoccupe moins d’interroger le collectif que de finalement le célébrer : les personnages ne sont rien l’un sans l’autre et malgré les obstacles il subsiste un sens de la solidarité, une énergie vitale, un goût pour la vie. Les rythmes tziganes et électro ne deviennent plus seulement un élément d’accompagnement mais offrent l’occasion à ces jeunes garçons de se réinventer, de réintégrer à l’intérieur du cadre une once de liberté et de jeu.